Jean GANIAGE

LES ORIGINES DU

Préface : Pr. Khalifa Chater

PUBLIOJTIONS DE L'INSnHTUT DES HAUTES ÉTUDES DE TUNIS

LES ORIGINES

DU

PROTECTORAT FRANÇAIS EN TUNISIE

(I86M88I)

)tAN GANIAGt

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Couverture de Pédition française du livre {1959}.

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PREFACE

Pr. Khalifa Chater

Comment présenter cette œuvre du professeurjean Ganiage (1923-2012), qui traduit son attachement à notre pays il a exercé au Lycée Carnot, a consacré ses principales recherches puis a rejoint la Faculté des Lettres de Tunis (octobre 1956 -fin 1961), après avoir soutenu sa thèse à Paris en juin 1957, sous la direction du doyen Pierre Renouvin et de Charles-André Julien ? Cette thèse fait sortir l'histoire coloniale de son ghetto, pour la faire entrer dans l'histoire des relations internationales.

Fait indéniable, la thèse du Professeur Jean Ganiage, «Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881)», reste un ouvrage de référence. Elle annonce que la recherche historique prend désormais la relève des travaux des orientalistes, plus soucieux d'identifier, défaire connaître et d'analyser les grandes références du Levant, dans une vision sinon statique, du moins peu soucieuse de l'évolution et de la dynamique interne depuis lors. Prenons la juste mesure de cette «normalisation» de la connaissance, par le recours à la discipline historique, ses méthodes d'investigation et ses analyses des archives, des différents aspects de la vie politique, économique et sociale. Fait inusité, l'historien de la Tunisie contemporaine a réuni sa riche documentation, par l'étude des archives de France, d'Angleterre, d'Italie, d'Allemagne et d'une certaine mesure de Tunisie, non complètement classées à l'époque. Peut être estimait-il que ses étudiants tunisiens, dont il dirigea les travaux pratiques aux archives de Dar el-Bey (les archives tunisiennes actuelles) étaient plus à même d'exploiter les écrits en arabe, pour analyser les institutions de leur pays.

D'ailleurs, la recherche du Professeur Ganiage se réfère essentiellement aux causes profondes de la colonisation. Il a eu le mérite de montrer la donne internationale du partage colonial, d'évoquer l'offre anglo-allemande de la Tunisie à la France, en marge du congrès de Berlin (1878) : «Prenez Tunis, si vous voulez», dit lord Salisbury à Waddington. «D'ailleurs, vous ne pouvez laisser Carthage aux mains des barbares». De son côté, Bismarck souhaitait donner la Tunisie à la France, comme compensation à l'occupation de l'Alsace. En réalité, le congrès de Berlin mettaitfin à la défense anglaise de l'entité de l'empire ottoman et ouvrait largement les perspectives de colonisation, de l'Europe qui s'industrialise et a désormais besoin de marchés. Annoncée par le livre d' Estournelles de Constant, en 1891, cette révélation de l'offre restait quasi confidentielle. Objet du cours du professeur Ganiage, durant Tannée universitaire 1959-1960, à l'Ecole Normale Supérieure

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de Tunis, elle fut accueillie par nous, ses étudiants, comme la révélation d'un secret bien gardé. Le Professeur Ganiage présenta la question dans sa complexité (hésitations de la droite française, suspicion des intentions allemandes, inquiétudes et tension avec l'Italie, état du partage colonial etc.). Examinant le revirement français, Jean Ganiage mit en valeur l'action de Courcel, pour assurer la conversion décisive de Gambetta et décrivit les préparatifs de l'expédition et la préparation du fameux dossier de justification, à savoir la prétendue «menace des khoumirs». De retour à la scène tunisienne, Jean Ganiage étudie la dérive du gouvernement beylical, depuis l'accès au pouvoir de Mustapha Ben Smaïl et le nouveau jeu des consuls par le passage de la rivalité anglaise Roche/Wood à V affrontement italo-français Maccio /Roustan, puisque la Grande Bretagne est désormais sortie de scène, relayée avec moins de bonheur par l'Italie quifaisait valoir l'héritage de l'empire romain.

L'analyse de l'endettement tunisien est magistrale. Les emprunts de 1863 et de 1865 devaient susciter la banqueroute et la mise en tutelle de la régence (1868-1870). Le système d'obligations et les mécanismes de l'emprunt sont étudiés avec précision. D'autre part, les intermédiaires, la spoliation des détenteurs des titres et les opérations d'escroquerie sont mises à nu. Cas similaire à la situation égyptienne, l'origine financière de l'occupation coloniale est identifiée. La mafia des affaires n ' est point épargnée, ainsi d'ailleurs que le jeu de Mustapha Khaznadar et de Mustapha Ben Smaîl. Les colonies européennes - la Tunisie étant une terre d'immigration pour Malte, la Sardaigne et la Sicile - sont étudiées, ainsi que les grands «mercanti» (négociants) de Marseille et du Nord de l'Italie, qui ont servi la mise en dépendance précoloniale et ont été les agents des relations commerciales asymétriques. Ce qui contribua largement à l'endettement de la bourgeoisie tunisienne, à son exclusion du commerce de l'huile et au déclin du commerce transsaharien. La nouvelle architecture des routes tunisiennes devait faire émerger le Sahel, comme relais du commerce avec l'Europe.

En conclusion, le professeur Jean Ganiage détaille le procès de la colonisation : une campagne de presse se déclencha, fin septembre 1881, pour dénoncer «une guerre pour les affaires». Jules Ferry fut pris à partie par la droite. De nombreux journaux organisèrent une campagne politique. Le procès du journal /'Intransigeant éclaire la question. L'opinion française ne devait conserver de la conquête coloniale que «le souvenir d'affaires discutables, de tripotages cyniques, ourdis dans le milieu corrompu d'une cour orientale» (p. 435). Sans prendre position sur la question, le professeur Ganiage a eu le mérite d'étudier les dessous de l'opération et de prendre acte de la genèse d'un mouvement anticolonial français, qui se porte par la suite sur l'Indochine.

Certes, l'étude des institutions tunisiennes est plutôt l'objet d'un examen rapide - certains diraient exogène. Mais le Professeur Jean Ganiage a eu le mérite de traiter la question de l'insurrection de 1864, dans ses dimensions tunisienne et internationale. Elle fut un mouvement de résistance primaire, un acte fondateur de l'histoire tunisienne contemporaine, qui dépassait la fronde provoquée par le doublement de l'impôt de la mejba et les exactions de l'équipe de Mustapha Khaznadar. Jean Ganiage met en valeur le gouvernement Khéreddine et surtout sa moralisation de la gestion gouvernementale, ainsi que son souci de relèvement du pays, illustré par la création du collège Sadiki, en 1875, hérité de la création de l'école polytechnique. Les velléités d'industrialisation d' Ahmed Bey ont été bien étudiées. Ont-elles contribué à l'endettement du pays et à sa mise en dépendance ? Les réformes constitutionnelles ont bénéficié d'un traitement de faveur, en dépit de leur insuffisance. L'imitation caricaturale a été peut être exagérée. Mais il appartient aux historiens tunisiens d'inscrire dans le processus de réforme, mis à l'ordre du jour par Ahmed bey et l'école tunisienne, qui a effectué une lecture ijtihadienne des

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références. Elle justifiait un meilleur mode de gouvernance, une affirmation de l'égalité des droits et une condamnation des discriminations entre les sujets du hey. De ce point de vue, la libération des esclaves, en 1846, fut une gageure. Elle précéda de nombreux pays européens.

Une prise de distance permettrait une réévaluation des effets d'entraînement des réformes engagées dans une conjoncture défavorable. A l'heure de l'aliénation de la souveraineté, des réformateurs ont fait le pari de l'ouverture, du progrès, de la remise en cause de l'absolutisme, de la défense du régime constitutionnel. Certes la greffe n'a pas réussi, ni dans le domaine politique, ni dans le système économique. Mais la pensée politique tunisienne devait hériter de cet attachement à la constitution. Ne perdons pas de vue que le mouvement national a mis en exergue la défense du Destour. Autre acquis, ce souci de promotion et cette soif de l'enseignement moderne à la sadikienne.

La thèse du professeur Jean Ganiage inaugure les recherches universitaires sur le Maghreb contemporain, après la synthèse de l'histoire du Maghreb de Charles-André julien (Payot, Paris, 1932) et son livre remarquable /'Afrique du nord en marche 1880- 1952 (1953). Les travaux entrepris par Jean Ganiage, Jean-Louis Miege, André Nouschi, Charles-Robert Ageron, Robert Mantran, André Martel, Cari Brown, Ernest Gellner etc. correspondaient d'ailleurs à la première décennie postcoloniale. Les historiens maghrébins prirent la relève, confortant leurs recherches par l'étude des références maghrébines telles que les annales d' Ahmed Ibn Abi Dhiaf (vulgo Ben Dhiaf), publiées bien après la thèse de Ganiage. Elles exprimaient la dynamique intérieure des acteurs de la Tunisie et l'exploitation méthodique des archives nationales, qui complétaient et corrigeaient les rapports des consuls et des négociants européens. Cet effort conjugué devait permettre de réactualiser la connaissance et assurer sa relecture. Pouvaient-ils ne pas prendre la juste mesure de l'apport de cette œuvre, recadrant la connaissance des origines du protectorat français et annonçant la naissance de l'école tunisienne d'histoire contemporaine qui lui doit tant.

K.C

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REMERCIEMENTS

Les débuts de ce travail remontent à un premier séjour en Tunisie en 1949 au cours duquel je commençai d'étudier les archives de la Résidence générale et du Gouvernement tunisien. Les trois années de détachement que m'a généreusement accordées le Centre National de la Recherche Scientifique m'ont permis de me consacrer entièrement à des recherches qui m'imposaient de longs séjours à l'étranger, je n'aurai garde de l'oublier. Je tiens également à adresser mes remerciements à tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, m'ont apporté leur concours dans la préparation de cet ouvrage. Aux archivistes et bibliothécaires du ministère des Affaires étrangères et des Archives nationales à Paris, du Public Record Office et du British Muséum à Londres, de l'Archivio storico et du ministère de la Difesa-Esercito à Rome, ainsi qu'au personnel des archives tunisiennes de Dar el Bey. Au regretté M. Chapelié, à la comtesse Raffo, au baron de Courcel qui ont bien voulu m'ouvrir leurs archives familiales, à l'abbé Heling et l'abbé Menassian qui m'ont avec tant de libéralité, donné accès aux registres de l'église Sainte Croix de Tunis, à MM. Emerit et Cuirai, professeurs aux Facultés des Lettres d'Alger et d'Aix-en-Provence, qui ont bien voulu me guider dans mes recherches et mettre à ma disposition leurs documents personnels. A M. Marthelot, président-délégué de l'Institut des Hautes Etudes de Tunis, à qui la publication de cet ouvrage doit beaucoup.

Ma pensée ira aussi vers les maîtres qui m'ont initié à la recherche et à la rigueur historique, François Gadrat, mon professeur de khâgne au lycée Louis-le-Grand, Charles Edmond Perrin, Georges Lefebvre, les doyens André Aymard et Pierre Renouvin, mes professeurs à la Sorbonne. Que Charles-André Julien veuille bien trouver ici l'expression de mon affectueuse gratitude pour le soutien qu'il m'a inlassablement apporté tout au long de mes recherches. Qu'il me permette de lui dédier ce livre qui sans lui n'aurait pas été.

Beauvais, juillet 1958

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PREFACE DE L'EDITEUR

Après avoir édité la traduction, pour la première fois (en 2012) en langue Arabe de l'œuvre majeure de Jean Ganiage, «Les Origines du Protectorat Français en Tunisie», la Maison «Berg-édition» s'est attelée depuis, à la réédition de l'édition française dont la première édition par les Presses Universitaires de France remonte à 1959.

Cette réédition s'inscrit parfaitement dans la ligne éditoriale qu'a choisie la Maison «Berg-édition» ; à savoir : éditer particulièrement des livres à caractère historique. Et ce n'est plus à démontrer. Ayant commencé, en décembre 2009, par l'édition du livre : «Médecine et médecins de Tunisie, de Carthage à nos jours», elle a continué sur la même lancée en éditant un autre livre puisant dans l'histoire de la ville de Monastir et plus précisément de son hôpital. Le livre «Les cent ans de l'hôpital Fattouma Bourguiba», paru en 2010, est venu conforter celui du Grand Mufti de Monastir «Al Maziria» initialement édité en 1937 et réédité à l'occasion du centenaire du même hôpital et traitant de l'histoire de la médecine arabe.

Bref, la réédition du livre de Jean Ganiage qui traite d'un pan fort trouble de l'histoire de la Tunisie contemporaine, s'inscrit dans le même ordre d'idée. Mieux, il vient à point nommé pour rappeler aux Tunisiens que l'histoire n'est qu'un perpétuel recommencement.

En effet, le lecteur avisé ne manquera pas de faire le parallèle entre la Régence du milieu du 19ème siècle et la Tunisie de la fin du 20ème siècle. Malgré les progrès réalisés par la société tunisienne, progrès techniques, développement socio-économique, élévation du niveau de vie et recul notable de l'analphabétisme, la Tunisie est restée la cible des trafiquants et autres personnes véreuses avec la bénédiction, voire le concours et la complicité de certains acteurs politiques de premier rang. Exactement comme au cours des années Régence.

Trafic d'influence, népotisme et favoritisme sont devenus sous le régime de Ben Ali [1987-2010] de maîtres-mots. S'il est vrai que les caisses de l'Etat n'étaient pas vidées, il n'en demeure pas moins vrai que le chômage avait atteint des chiffres alarmants et le déséquilibre régional des proportions insoutenables. Pourtant la machine dévastatrice a poursuivi inexorablement sa marche broyant tout sur son passage. La fuite de Ben AU le 14 janvier 2011 a sonné le glas d'un régime qui telle une sangsue se délectait en suçant le sang d'un peuple quasiment mis à genoux.

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Ce qui était pompeusement appelé «le changement salvateur» par rapport au régime Bourguibien chancelant à partir de 1986, s'est avéré à la surprise de bien d'observateurs un régime fait de receleurs avérés et de voleurs patentés. Une nouvelle race était née. Elle avait affiné ses méthodes, aiguisé ses armes et adapté ses manières d'agir. Toutefois, une constante est demeurée valable au cours de ces deux périodes, à savoir : le recel en tant qu'ultime objectif.

C'est précisément cette constante qui a incité la Maison «Berg-édition» à rééditer cet ouvrage incontournable de l'histoire de la Tunisie. Une réédition qui n'aurait pas été possible sans l'accord des héritiers de l'auteur décédé en janvier 2012. Je cite particulièrement son fils portant également le nom de Jean Ganiage.

Qu'il trouve ici l'expression de toute notre gratitude et de notre sympathie pour l'aide précieuse qu'il fournit aux générations futures. En effet, par l'acceptation de la réédition de ce livre, il offre aux générations tunisiennes et françaises l'occasion de découvrir tout un pan de l'histoire commune des deux pays : La Tunisie et la France.

L'éditeur Mohamed Bergaoui

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INTRODUCTION

Tunis, la plus petite, la plus tranquille des trois régences barbaresques, Tunis la course n'était plus, au milieu du XIX™® siècle, qu'un lointain souvenir, avait glissé depuis la conquête de l'Algérie vers un état de semi vasselage à l'égard de la France. Satisfait de sa docilité, le gouvernement impérial ne songeait point à l'absorber. La Tunisie faisait écran entre l'Algérie française et Tripoli redevenue ottomane. Mais la décadence de ses institutions, de son économie, la faillite d'une politique de réformes trop hâtives, la mise au pillage de ses finances entraînèrent une banqueroute financière d'où devait sortir une mise en tutelle exercée collectivement par la France, l'Angleterre et l'Italie. L'affaiblissement de la France à la suite de ses défaites assurait une prépondérance anglaise dans la Régence après 1870 tandis que commençaient à s'affirmer les ambitions italiennes. Les efforts d'un ministre intègre, Khérédine, valaient alors au pays quelques années de bon gouvernement. En dépit de son insuccès final, les choses auraient pu durer bien longtemps encore si les événements d'Orient n'avaient entraîné un revirement de la politique britannique. Au congrès de Berlin, l'Angleterre offrait Tunis à la France avec le concours de Bismarck qui souhaitait faire oublier à ses voisins la perte de l'Alsace- Lorraine.

L'histoire des trois années 1878-1881 est celle des hésitations françaises, des inquiétudes manifestées par trois gouvernements successifs devant les réactions possibles de l'opinion, le mécontentement de l'Italie, tandis que, dans la coulisse, des groupes financiers tardivement intéressés commençaient la conquête économique de la Régence. La décision d'avril 1881, péniblement arrachée au cabinet Ferry, amenait une occupation rapide du pays ; elle aboutissait à un protectorat qui satisfaisait hommes d'affaires et diplomates, mais elle provoquait bientôt dans la presse comme au Parlement, des accusations de corruption qui devaient fixer le style et créer la tradition d'un anticolonialisme particulièrement agressif.

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CHAPITRE PREMIER

SITUATION INTERNATIONALE DE LA REGENCE

VERS 1860

Au milieu du XIX™® siècle, la Régence de Tunis se trouvait, vis-à-vis de l'Empire turc, dans une situation intermédiaire entre l'autonomie et la complète indépendance, situation mal définie qui permettait aux puissances européennes de tenir les beys, au gré de leurs intérêts, pour des princes indépendants ou pour des vassaux de la Porte ottomane.

Depuis la conquête turque du XVI™® siècle, les liens qui unissaient la Tunisie à l'Empire ottoman s'étaient en effet progressivement relâchés. Sinan Pacha, le commandant du corps expéditionnaire turc qui, en 1574, avait définitivement chassé les Espagnols de Tunis et de La Goulette, avait organisé le pays en un pachalik analogue à ceux d'Alger et de Tripoli. La Tunisie devenait une province turque administrée par un gouverneur, ou pacha, nommé pour trois ans par le sultan et appuyé par un corps de janissaires recrutés en Orient. Mais le pacha n'avait pas tardé à être dépossédé de ses pouvoirs par le commandant de la milice, le dey, qui était, à son tour, supplanté par le bey, fonctionnaire civil chargé, à l'origine, de la perception des impôts et de l'administration des tribus. Le deuxième bey, Mourad (1612-1631), s'assurait de la réalité du pouvoir ; il obtenait, avec le titre de pacha, le droit de transmettre sa charge à son fils^. Il fondait ainsi une dynastie qui dura jusqu'au début du XVIII™® siècle.

Les beys mouradites gouvernaient théoriquement au nom du sultan qui les investissait ; ils jouissaient en réalité de la plus grande indépendance. Mais leur dynastie ne réussit pas à s'implanter en Tunisie. Les querelles entre prétendants, les assassinats, les exécutions sommaires ensanglantèrent le dernier quart du XVII™® siècle. En 1702, l'agha des janissaires. Ibrahim Chérif, abattit le dey Mourad III, massacra sa famille et se fit reconnaître comme pacha et bey par la Sublime Porte. Trois ans plus tard, il était battu et pris par les troupes du dey d'Alger. Le nouvel agha de la milice, Hussein ben Ali, un soldat d'origine grecque, réussit à sauver Tunis assiégée par les Algériens ; il les battit et les contraignit à une retraite précipitée. Cette victoire lui donna le prestige nécessaire pour prendre le pouvoir. Il se fit proclamer bey en 1705^.

1 Ch. A. Julien Histoire de l'Afrique du Nord. Paris, 1931, p. 541.

2 Ibid. PP 542 et 568-569.

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Hussein Ben Ali (1705-1735) 1" Bey

Mohammed (1756-1759) 3“"' Bey

Ali

(1759-1782)

4im. Bey

Ali Pacha (1735-1756)

2ème Bey

Mahmoud (1814-1824) 7*'"' Bey

Hamouda Osman

(1782-1814) (1814)

5*"’' Bey Bey

Hussein (1824-1835) 8*"" Bey

Mustapha

(1835-1837)

9ème Bey

Mohammed

(1855-1859)

llème Bey

Mohammed es Sadok (1859-1882)

12ème Bey

Ahmed (1837-1855) 10^"’' Bey

Les princes de la dynastie husseinite (1705-1882).

Plus heureux que Mourad l®'' au siècle précédent, Hussein Bey, un renégat chrétien lui aussi, réussit à fonder une dynastie qui devait se perpétuer dans le pays. La question successorale provoqua cependant, dès le règne de Hussein Bey, une crise qui faillit emporter la dynastie. Faute d'héritier mâle, le prince avait désigné comme successeur son neveu Ali qu'il avait élevé à la dignité de bey du camp ou commandant des troupes. Mais, plusieurs fils lui étant nés d'une union nouvelle avec une captive génoise, Hussein Bey révoqua sa décision première et fit décider par une assemblée solennelle des dignitaires de la cour que le pouvoir se transmettrait en ligne directe dans sa famille, de mâle en mâle et par ordre de primogéniture. Le prince Ali ne fut point apaisé par la dignité de pacha que son oncle lui fit décerner par le sultan, il se révolta et fit appuyer sa rébellion par les Algériens. Vainqueur des troupes beylicales. Ali Pacha fit son entrée à Tunis en septembre 1735 et se fit proclamer bey à la place de Hussein qui s'était réfugié à Kairouan. Après cinq ans d'une guerre civile qui mit aux prises Husseinites et Ali Pachistes^, Ali l'emportait définitivement en 1740. Kairouan était prise et Hussein Bey décapité. Ses fils se réfugièrent en Algérie avec les tribus qui leur étaient restées fidèles, ils en revinrent quinze ans plus tard, à la faveur d'une guerre qui opposait les deux régences. Les Algériens l'emportèrent, s'emparèrent de Tunis en 1756. Fait prisonnier. Ali Pacha fut étranglé, sa famille massacrée. Les fils d'Hussein Bey, revenus à Tunis avec l'armée algérienne, s'emparaient du pouvoir. L'aîné, Mohammed, fut proclamé bey, mais il dut accepter de payer tribut^ ; il désigna son frère cadet. Ali ben Hussein, comme héritier présomptif ou bey du camp.

3 Les consuls et les chroniqueurs européens employaient les mots de Husseinia et de Bachia, transcription de pluriels arabes qui, pour le lecteur occidental, évoquent assez mal l'idée de partisans.

4 Ch. A. Julien Histoire de l'Afrique du Nord, op. cit. p. 571.

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Ainsi s'établissait une règle successorale qui devait rester en vigueur jusqu'à nos jours. Le pouvoir beylical se transmettait de mâle en mâle et par rang d'âge parmi la descendance de Hussein ben Ali, le bey régnant ayant pour successeur le bey du camp, son fils, son frère, son neveu ou son cousin. Sans doute, la tradition des complots, des assassinats et des exécutions sommaires ne devait-elle pas disparaître dans la famille husseinite. Hamouda Bey fit supprimer ceux de ses parents qui lui portaient ombrage ; Osman Bey, frère et successeur de Hamouda, fut assassiné en 1814 après un règne de quelques mois, à la suite d'un complot ourdi par son cousin Mahmoud qui se fit proclamer bey. Mais, dans la première moitié du XIX^™ siècle, la règle successorale paraissait dans l'ensemble respectée. Ahmed Bey, dixième prince de la dynastie, succédait à son père Mustapha en 1837. Bien qu'il eût un frère cadet, il fut lui-même remplacé sans difficulté par ses deux cousins germains. Mohammed Bey (1855-1859), puis son frère cadet. Mohammed es Sadok (1859-1882).

Lors de l'avènement de Mohammed es Sadok en 1859, la dynastie husseinite était forte d'un siècle et demi de transmission héréditaire du pouvoir et de traditions d'indépendance qui donnaient aux beys l'autorité de princes souverains.

Autonomes, les princes tunisiens l'étaient pleinement : ils légiféraient à leur guise, gouvernaient avec les conseillers qu'ils avaient librement choisis, disposaient sur tous leurs sujets du droit de haute et basse justice. Mais les beys bénéficiaient de prérogatives plus relevées qui leur donnaient les apparences de la souveraineté. Ils avaient leur armée et leur marine, battaient monnaie, entretenaient des relations diplomatiques, déclaraient la guerre, signaient des traités^. Sans doute, les beys n'avaient-ils pas à l'étranger de missions diplomatiques permanentes, mais seulement, à Paris, à Malte et dans les principaux ports de la Méditerranée, des agents personnels réduits aux affaires du prince et à de médiocres fonctions commerciales®. Mais ils dépêchaient périodiquement en ambassade des envoyés chargés de négocier des accords particuliers, à Paris ou à Constantinople. Les affaires politiques courantes se traitaient à Tunis, les principales puissances européennes entretenaient des consuls et chargés d'affaires accrédités auprès du bey et habilités à traiter d'affaires politiques aussi bien que commerciales. Le droit des princes tunisiens à signer des traités était attesté par une longue tradition qui remontait au XIIP™ siècle. Depuis le traité aragonais de 1270, le plus anciennement connu, le Foreign Office recensait en 1881114 traités signés par la Tunisie avec diverses nations européennes^. C'étaient là, à n'en pas douter, des prérogatives souveraines que venait souligner encore l'existence d'un pavillon tunisien particulier reconnu par la Porte elle-même.

Toutefois, ces princes héréditaires continuaient de porter les titres de pacha et de bey, auxquels s'ajoutaient des décorations et des grades honorifiques qui les assimilaient aux gouverneurs des grandes provinces de l'Empire ottoman®. A Tunis, la prière continuait à être prononcée au nom du sultan; la monnaie était battue à son chiffre. Lors de leur avènement, les beys envoyaient à Constantinople une ambassade chargée

5 F. 0.102/55. Wood à Malmesbury. Tunis, 31 juillet 1858 ; A. E. Tunis. Mém. et Doc. vol. S-10, passim.

6 A Paris, c'était Jules de Lesseps, fils de Mathieu qui avait été consul à Tunis de 1827 à 1832 et frère de Ferdinand.

7 F. 0. 102/137. Mémorandum sur le droit de Tunis de signer des traités indépendamment du Sultan. F. 0., 18 mars 1881. 27 traités avaient été signés avec la France, 15 avec la Grande-Bretagne; aucun d'entre eux n'avait été ratifié par le sultan.

8 En 1840, Ahmed Bey obtint le titre de Mouchir (maréchal) que sollicitèrent également ses successeurs (Ben Dhiaf chap. VI, année 1286 ; chap. VIII : insurrection de 1864, digression).

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d'en informer le sultan et d'obtenir un firman d'investiture qui était la marque de leur dépendance. Ces ambassades, celles que les beys envoyaient pour féliciter les sultans lors de leur avènement s'accompagnaient toujours d'un cortège de présents, chevaux de prix, armes richement décorées, chéchias de Tunis, que les beys considéraient comme des offrandes volontaires mais que la Porte tenait pour le tribut par un vassal. La Turquie n'entretenait pas de relations diplomatiques régulières avec la Tunisie, mais elle dépêchait périodiquement des envoyés extraordinaires pour inviter le bey à appliquer telle mesure d'administration, pour lui demander de participer aux guerres qu'elle était obligée de soutenir. En 1827, des navires tunisiens avaient pris part à la bataille de Navarin. En 1854, Ahmed Bey envoyait à Constantinople un contingent de troupes pour participer à la défense de l'Empire contre la Russie. Devoir d'un bon vassal, ou secours volontaire d'un prince ami qui agissait en défenseur de l'Islam, on pouvait épiloguer. Néanmoins, la Régence de Tunis figurait toujours à Constantinople sur la liste des provinces de l'Empire, les envoyés du bey y étaient reçus en émissaires d'un pacha. Les princes tunisiens n'ayant pas formellement proclamé leur indépendance, pendant longtemps aucune puissance étrangère n'avait mis en doute la suzeraineté au moins nominale que le sultan prétendait exercer sur la Tunisie, et c'est en princes vassaux de la Porte que les beys étaient traités par les cours européennes.

1 - La conquête de l'Algérie et la prépondérance française en Tunisie

Cette situation devait se modifier après 1830. L'expédition française contre Alger avait été bien accueillie à Tunis l'on se réjouissait de la chute de rivaux détestés. Le bey Hussein avait permis aux Français de recruter des interprètes dans la Régence, d'y acheter des chevaux pour la remonte de leur cavalerie. Il fut question de confier le gouvernement des beyliks d'Oran et de Constantine à des princes tunisiens, mais ce projet était abandonné dès 1831®. Le maréchal Clauzel faisait accepter par Thiers l'idée d'une occupation étendue de l'Algérie : à l'est, plus encore qu'à l'ouest, les Français progressaient vers l'intérieur. Constantine était enlevée en 1837 ; les principales tribus algériennes du Tell devaient faire leur soumission. Déjà se posait la question délicate d'une délimitation des frontières algéro-tunisiennes. L'installation de la France en Algérie faisait peser une lourde menace sur les frontières occidentales de la Régence. Les beys savaient qu'ils n'étaient pas en mesure de résister à leur puissant voisin. Ils s'efforcèrent de ne pas provoquer son mécontentement. Les officiers français étaient inquiets d'une rébellion toujours possible dans un pays incomplètement pacifié; ils craignaient l'intervention de tribus tunisiennes sur une frontière mal gardée. Le moindre incident provoquait leurs récriminations, leurs exigencesio. Le bey s'efforçait de les contenir, dans la mesure de son autorité. La conquête de l'Algérie ouvrait ainsi une ère de prépondérance française en Tunisie, prépondérance que favorisaient encore les craintes qu'inspiraient à la cour de Tunis les projets ambitieux de la Turquie^i.

Du côté de l'est, en effet, venait une autre menace. En 1835, la Porte avait profité d'une guerre civile qui opposait à Tripoli deux princes de la famille Caramanli pour

9 Arch. Tun. Dossier Il-ter, carton I.

Arch. Guerre. Tunisie, carton 13.

10 F. 0.102/68. Wood à Russell. Tunis, 31 juillet 1863.

11 Arch. Guerre. Tunisie, carton 13. Maréchal Valée au colonel Roux à Bône. Alger, 9 septembre 1838. Ibid. Note par le maréchal Randon. Paris, 1^^ février 1867.

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intervenir dans cette Régence et la replacer sous son autorité directe. En mai 1835, une escadre ottomane débarquait à Tripoli un petit corps expéditionnaire. Ali Bey était déposé et la Régence de Tripoli transformée en un pachalik relevant directement de Constantinople^^ Tunis pouvait craindre le même sort que Tripoli. Les prétextes étaient faciles à trouver, et le bey de Tunis savait qu'il ne pouvait guère mieux résister que son voisin de l'est à l'intervention d'une escadre ottomane. La menace turque devenait ainsi plus précise que le danger français. Le sentiment de leur faiblesse allait imposer aux beys de s'appuyer plutôt sur celui de leurs voisins qui leur semblait moins dangereux dans l'immédiat. Mais les princes tunisiens étaient ballottés entre les influences rivales de leurs conseillers. Leur politique manquait de netteté, de continuité. Mustapha Bey, son fils Ahmed Bey surtout cherchèrent à se faire reconnaître comme princes indépendants par l'Europe ; ils affectaient d'ignorer la Sublime Porte, de recevoir avec froideur ses envoyés, mais ils n'osaient cependant pas rompre les derniers liens qui les unissaient encore à l'Empire ottoman.

En 1835, le bey Mustapha avait demandé au gouvernement français de célébrer son avènement en faisant saluer de cent un coups de canon la corvette tunisienne apportant cette notification. Mais c'était avant la reconquête de Tripoli. Le duc de Broglie faisait sèchement répondre que des honneurs royaux n'étaient pas de mise pour un bey de Tunis. «Outre le caractère insolite d'une telle démonstration, elle eût encore été, je dois le dire, peu d'accord avec les convenances. On conçoit qu'un bey de Tunis célèbre de cette manière l'avènement d'un grand souverain de l'Europe, mais je ne vois aucun motif pour qu'en France, on en agisse avec cette solennité quand un chef de la Régence arrive au pouvoir»!^. En janvier 1836, dans une lettre au ministre de la Guerre, de Broglie reconnaissait cependant qu'il était de l'intérêt de la France d'empêcher à Tunis l'exécution des projets d'envahissement qu'on prêtait à la Turquie. «Néanmoins», ajoutait-il, «il ne faut pas perdre de vue que la suzeraineté de la Porte sur Tunis étant incontestable en principe et que le Sultan ayant au moins le droit d'accorder ou de refuser l'investiture au nouveau bey, il nous serait bien difficile de motiver en droit une notification comme celle que le maréchal Clauzel propose de faire au Divan, c'est-à-dire de nous déclarer ouvertement vis-à-vis de lui protecteur du vassal contre le suzerain. Mais nous pouvons du moins faire pressentir à la Porte qu'en raison de notre position et de nos intérêts comme possesseurs d'Alger, toute entreprise tendant à la substituer au bey dans le gouvernement de la Régence de Tunis pourrait rencontrer de notre part une opposition réelle»!^. 11 concluait à la nécessité de montrer plus souvent les escadres françaises dans les eaux tunisiennes.

Thiers devait prendre une attitude plus énergique. En août 1836, sur l'information que l'escadre ottomane commandée par le Capitan Pacha sortait du Bosphore pour une croisière en Méditerranée secrètement dirigée contre Tunis, il envoyait une escadre française à La Goulette et faisait avertir la Porte que la France était fermement décidée à s'opposer à toute tentative ottomane pour réduire la Régence au sort de Tripolii^ : Thiers inaugurait ainsi une politique qui, sous couleur de défendre le statu quo tunisien, visait à interdire désormais à la Porte toute intervention dans la Régence. Pour reprendre la formule du duc de Broglie, la France se déclarait ouvertement protectrice du vassal contre

12 A. E. Tripoli, vol. 3. Bourboulon à Broglie. Tripoli, 31 mai 1835.

13 A. E. Tunis, vol. 2. Broglie à Deval. Paris, 28 août 1835.

14 Ibid. Broglie au ministre de la guerre, 14 janvier 1836.

15 A. E. Circulaire de Thiers. Paris, 5 août 1836.

Thiers à Schwebel, consul à Tunis, même date.

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le suzerain. Guizot et, après lui, les ministres de l'Empire, devaient suivre la politique de Thiers^®. De suzeraineté turque sur la Tunisie, il n'était bientôt plus question dans la correspondance officielle française. Les diplomates français s'attachaient au contraire à souligner l'indépendance du bey, à réduire les liens unissant encore la Régence au sultan aux apparences d'une simple obédience religieuse analogue à celle que le Pape pouvait exercer sur les populations catholiques de France ou d'Espagne. Un mémoire conservé dans les archives du quai d'Orsay expose mieux que tout autre, le point de vue officiel français sur la situation internationale de Tunis ; il établit la continuité d'une doctrine que l'Empire et la troisième République avaient reprise de la Monarchie de Juillet.

«Pendant le siècle dernier et jusqu'en 1855 le caractère indépendant de la souveraineté des Beys s'affirme par la possession non interrompue du trône, par la conclusion de traités avec presque toutes les Puissances d'Europe, par la présence à Tunis de consuls et d'agents diplomatiques directement accrédités auprès du souverain local, par le refus de la Porte de recevoir aucune réclamation relative aux pillages des corsaires tunisiens».

«Toutefois, la Régence conserve avec le grand seigneur un lien de suzeraineté spirituelle. Chaque Bey, à son avènement, sollicite du Sultan, en sa qualité, non de souverain des Turcs, mais de Commandeur des Croyants, la consécration religieuse de son pouvoir, le Bey accompagne d'ordinaire cette demande de l'envoi de présents dont la quantité et la valeur varient suivant le temps et les circonstances et dont l'offrande volontaire ne se confond pas avec le payement obligé d'un tribut. La monnaie porte la marque du chef religieux et l'on prie dans les mosquées pour le Calife des Musulmans».

«Bref, Louis XV en 1742, la République le 6 prairial an 111, le premier consul en l'an X, le gouvernement de la Restauration en 1824 traitent avec le Bey de souverain à souverain».

«La conquête de l'Algérie devait naturellement rendre plus actifs encore nos rapports diplomatiques avec la Tunisie, devenue voisine de notre frontière africaine».

«Dès le 8 août 1830, un traité solennel confirme les conventions antérieures, stipule l'abolition de la course et de l'esclavage dans la Régence, les privilèges des Français pour la pêche du corail etc».

«En 1835, la Porte, aidée par l'influence anglaise était parvenue à ressaisir l'autorité directe sur Tripoli, désormais réduit à l'état de vilayet. Le gouvernement de Juillet déclara rester indifférent à la disparition de l'ancienne régence de Tripoli, pourvu que le Sultan, en succédant à ses droits, succédât aussi à ses obligations. Mais il ne pouvait envisager avec la même tranquillité le dessein manifesté par la Turquie de resserrer ses liens avec Tunis ».

«La politique suivie à l'égard de Tunis, dans les douze dernières années du règne de Louis-Philippe se trouve ainsi définie et résumée par Mr Guizot (Mémoires, vol. 6, p. 267)»,

«La Porte nourrissait depuis longtemps le désir de faire à Tunis une révolution analogue à celle qu'elle avait accomplie à Tripoli, c'est-à-dire d'enlever à la Régence de Tunis ce qu'elle avait conquis d'indépendance héréditaire, et de transformer le Bey de Tunis en un simple Pacha. Une escadre turque sortait presque chaque année de la mer de Marmara pour aller faire sur la côte tunisienne une démonstration plus ou moins menaçante. 11 nous importait beaucoup qu'un tel dessein ne réussît point ; au lieu d'un

16 A. E. Tunis, vol. 21, note 16 : Situation internationale de Tunis (29 novembre 1880).

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voisin faible et intéressé, comme le Bey de Tunis, à vivre en bons rapports avec nous, nous aurions eu, sur notre frontière orientale, en Afrique, l'Empire ottoman lui-même, avec ses prétentions persévérantes contre notre conquête, et ses alliances en Europe. Le moindre incident, une inimitié entre tribus errantes, une violation non préméditée de territoire, eût pu soulever la question fondamentale de notre établissement en Algérie, et amener des complications européennes. Nous étions fermement résolus à ne pas souffrir qu'une telle situation s'établît. Nous n'avions pas la moindre envie de rompre les faibles liens qui unissaient encore la Régence à la Porte; mais nous voulions le complet maintien du statu quo ; et chaque fois qu'une escadre turque approchait ou menaçait d'approcher Tunis, nos vaisseaux se portaient vers cette côte avec ordre de protéger le Bey contre cette entreprise des Turcs. A chaque mouvement que nous faisions dans ce sens, le cabinet anglais s'inquiétait. Ses agents peu clairvoyants et dominés par des craintes routinières, l'entretenaient sans cesse de l'esprit remuant et ambitieux de la France. 11 nous adressait des observations, des questions ; il faisait valoir les droits de la Porte sur Tunis. Nous déclarions notre intention de les respecter et d'en recommander au Bey le respect, pourvu que la Porte ne tentât pas de changer à Tunis un ancien état de choses, dont le maintien importait à notre tranquillité en Algérie»i^.

La diplomatie française soutenait cette doctrine de l'indépendance tunisienne à Londres aussi bien qu'à Constantinople. En même temps, elle encourageait les princes tunisiens dans leurs velléités d'émancipation et ne leur marchandait point les témoignages les plus flatteurs pour leur vanité. En 1846, Ahmed Bey était reçu en souverain à la cour de Louis-Philippe. En septembre 1860, Mohammed es Sadok était accueilli avec les mêmes honneurs par Napoléon III à Alger. Les vaisseaux français saluaient le pavillon tunisien des salves réservées aux Etats souverains. Le bey et ses ministres étaient décorés de grades élevés de la Légion d'honneur. Pour y répondre. Ahmed Bey avait réorganisé un ordre tunisien créé par son père, le Nichan Iftikhar dont il distribuait les cordons avec générosité. Entre Paris et Tunis, c'était un échange de bons procédés, de cadeaux précieux, d'armes, de tabatières serties de diamants, auxquels les souverains joignaient parfois leurs portraits. Lors de la naissance du prince impérial. Ahmed Bey avait tenu à lui envoyer un berceau somptueusement orné, dans lequel il avait fait placer un grand cordon du Nichan Iftikhar.

En revanche, les relations entre Tunis et la Porte ne cessaient de s'aigrir. Bien qu'en janvier 1842, le ministre des Affaires étrangères turc eût formellement déclaré à l'ambassadeur de France que la Turquie ne souhaitait nullement modifier le statu quo tunisien, les maladresses de la politique ottomane venaient périodiquement réveiller les susceptibilités et les alarmes du bey Ahmed. La Porte n'avait, en effet, pas renoncé à rétablir son autorité sur la Régence de Tunis. Presque chaque année, les envoyés du bey, ses agents ou les commerçants tunisiens établis à Constantinople, transmettaient les conseils amicaux ou les mises en demeure brutales des conseillers du sultan ; suppression du pavillon tunisien, investiture personnelle du bey à Constantinople, rétablissement d'un tribut annuel, telles étaient les suggestions le plus souvent formulées. Ahmed Bey s'en irritait ; il s'inquiétait des réformes (tanzimat) inaugurées par le sultan Abd ul- Medjid (1839-1861). Il refusait d'appliquer dans ses Etats les dispositions du hatt-i chérif de Gul-Hané de 1839, les réformes judiciaires turques de 1847. Il accueillait avec une froideur calculée les envoyés du sultan et ne cessait de dénoncer à la France les sorties de l'escadre turque en Méditerranée, des mouvements de troupes réels ou

17 A. E. Tunis, Mém. et Doc., Vol. II, note 16 : Situation internationale de Tunis (29 novembre 1880).

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supposés dans la Régence de Tripoli, son esprit inquiet voyait aussitôt les préparatifs d'une expédition dirigée contre lui^®. Les consuls de France, de Lagau, de Theis, Béclardi®, savaient entretenir les craintes du bey, mettre en relief le rôle protecteur de la France. Leur influence était prépondérante à la cour tunisienne ils étaient des conseillers respectés et écoutés. Le gouvernement de Louis-Philippe détachait dans la Régence une mission militaire pour réorganiser l'armée beylicale. Ahmed Bey recrutait en France des ingénieurs pour diriger les manufactures qu'il créait. C'est à la France encore qu'il demandait d'arbitrer le conflit qui l'opposait à un de ses ministres réfugié à Paris^o.

Ainsi au milieu du siècle, sans qu'aucun acte diplomatique fût intervenu, la Régence de Tunis semblait devenue une principauté à demi vassale de la France, une marche couvrant les frontières orientales de l'Algérie. Le bey n'avait pas rompu les liens qui l'unissaient traditionnellement à la Porte, mais, de son plein gré, il s'était résolument placé sous la protection de la France^L Aussi, le quai d Orsay pouvait-il se poser en défenseur du statu quo tunisien, d'un statu quo qu'il entendait comme le maintien entre Algérie et Tripolitaine, d'un Etat tampon l'influence française devait demeurer toujours prépondérante^^. C'est alors que, en 1855, le gouvernement impérial nommait consul général à Tunis l'ancien secrétaire et beau-frère d'Abd-el-Kader, Léon Roches qui, depuis plus de vingt ans habitait l'Afrique du Nord.

Léon Roches avait alors quarante-cinq ans^^ ; après l'aventure algérienne, il était devenu consul à Trieste, puis consul général à Tripoli, il y exerçait depuis trois ans

18 Arch. Tun. Carton 220, Doss. 348-350 ; cartons 222, Doss. 367-371 ; carton 223.

Ben Dhiaf ; chap. VI et VIII, passim.

A. E. Tunis. Mém, et Doc, vol. 8, 35. Note de Vernouillet sur les relations turco-tunisiennes. Constantinople, février 1858.

F. 0. 102/51, /55, /58. Dép. de Wood des 18 octobre 1856, 31 juillet 1858 et 27 juillet 1859. Dans une dépêche à Granville, du 28 Juillet 1873, le consul dépeignait ainsi les relations entre Ahmed Bey et la Porte : «On the weaker side, there was a vast amount of mistrust, jealousy and appréhension coupled with a covert desire for independence inculcated by the governments whose political views led them to wish it. On the stronger side, the success which attented its capture of the neighbouring Regency of Tripoli... induced it to pursue an aggressive and overbearing policy towards Tunis, requiring oftentimes the intervention of Great Britain and France to prevent a complété disruption of the relations between them» (F. 0.102/95).

Les alertes les plus sérieuses de la fin du règne dAhmed Bey furent celle de 1846 (bruit d'une menace turque contre Djerba) et celle de 1849-1850, provoquée par les intrigues du pacha d'Egypte, Abbas, qui conseillait au Bey de se replacer sous la suzeraineté ottomane.

19 De Lagau, chargé d'affaires et consul général à Tunis du 1er août 1839 à 14 avril 1848, de Theis, du 15 juin 1849 au 20 août 1852, Béclard, d'août 1852 au 1^' juillet 1855.

20 Le caïd Mahmoud Benaïad, devenu citoyen français. Le conflit fut tranché en 1856 par un arbitrage du Comité de contentieux du ministère des Affaires étrangères.

21 La France, alliée de la Turquie pendant la guerre de Crimée, avait toléré l'envoi d'un corps expéditionnaire tunisien en Orient. Après voir recherché s'il n'était point possible d'adjoindre le corps tunisien à l'armée française, le gouvernement impérial parut se rallier à la thèse d'une contribution volontaire du bey à la défense de l'Islam.

22 A. E. Tunis, vol. 12-16 ; Arch. Rés. Corresp. ministérielle 1852.1856. «La sécurité de nos possessions en Afrique» écrivait notamment Walewski, «nous fait un devoir, depuis longtemps de conserver à Tunis, une attitude exceptionnelle et de ne nous préoccuper que du soin d'assurer notre domination. C'est dans ce but que nous avons pris une position isolée sans craindre de provoquer les observations de quelques gouvernements et, en particulier, celles de la Porte, en nous appliquant d'autre part à prévenir tout ce qui pourrait engager ou limiter l'action qu'il nous importait d'exercer sur la conduite du gouvernement du Bey» (A. E. Tunis, vol. 16. A. Roches. Paris, 22 septembre 1856).

23 ROCHES (Michel-Jules-Marie-Léon), le 27 septembre 1809 à Grenoble, interprète militaire de troisième classe, 1839; interprète militaire de classe, puis interprète principal, 1841 ; secrétaire, 14 février 1846 ; consul de l^^e classe à Trieste, 29 novembre 1849 ; consul général à Tripoli de Barbarie, 26 mai 1852; consul général et chargé d'affaires à Tunis, 1®*^ juillet 1855 ; ministre plénipotentiaire au Japon, 7 octobre 1863; mis en disponibilité en 1870, officier de la Légion d'honneur depuis 1845 ; commandeur de la Légion d'honneur, 15 août 1858 (Fichier A. E).

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lorsqu'il fut désigné pour le poste de Tunis, peu après l'avènement de Mohammed Bey. 11 trouvait le consulat de France dans une situation exceptionnelle de prestige et d'autorité. Léon Roches parlait parfaitement l'arabe; il avait une connaissance intime des coutumes et de la mentalité indigènes, il ne tarda pas à se lier d'amitié avec Mohammed Bey, prince d'esprit plus traditionnaliste que son prédécesseur et plus attaché aux coutumes religieuses de l'islam. Le consul de France partageait les goûts du nouveau souverain. Excellent cavalier, il adorait les longues chevauchées dans le bled, les chasses ; il était à son aise dans la vie à la fois simple et fastueuse des grands chefs arabes, dans les entretiens privés comme dans les cérémonies d'apparat il brillait par sa parole facile et ses discours émaillés de citations du Coran^^. Très vite, il fut admis dans l'intimité du prince qui le tutoyait, l'appelait son ami, et lui demandait conseil dans toutes les circonstances importantes. De l'aveu même du consulat britannique, il jouissait «d'une splendide position»^^. H semblait que la gestion consulaire de Léon Roches dût assurer définitivement l'influence française à Tunis, précipiter l'évolution qui, depuis vingt ans, entraînait la Régence dans le sillage de la France.

Mais, en dépit de ces apparences brillantes, Léon Roches manquait des qualités nécessaires à l'accomplissement de sa tâche. Le consul de France manquait de perspicacité et de vues d'ensemble. L'amitié du bey ne suffisait pas à régler tous les problèmes. Prince sans caractère. Mohammed Bey laissait à ses ministres le soin de traiter la plupart des affaires. En dépit de sa longue expérience de l'islam, Léon Roches se trompait sur les hommes, il se laissait prendre aux protestations d'amitié des familiers de la Cour. Enclin généralement à l'optimisme, il distribuait sans restrictions des louanges sur lesquelles il devait revenir ensuite lorsque l'événement lui avait donné tort ; il devait poursuivre l'éloignement d'un favori dont il avait naguère favorisé l'ascension^s. Le consul ne savait pas utiliser son influence au service d'une politique cohérente, réaliser ni même définir un programme d'action. 11 se laissa détourner de sa mission essentielle, l'émancipation complète de la Régence, l'implantation de solides intérêts français dans le pays, pour encourager Mohammed Bey dans une politique chimérique de réformes qui devait se retourner bientôt contre la France ; il parut se satisfaire de manifestations d'amitié assez creuses dans lesquelles l'échange de décorations jouait le rôle principal. En outre, son influence trop affichée au palais, ne devait pas tarder à susciter des jalousies. Léon Roches aimait les attitudes théâtrales ; il affectait de se faire auprès du bey l'interprète des consuls étrangers, ses collègues, pour faire aboutir leurs requêtes ; il ne réussissait en réalité qu'à se les aliéner^^. Les ministres tunisiens, les dignitaires de la cour s'irritaient en secret de ses interventions dans le conseil du bey, et le ministère des Affaires étrangères lui-même, devait, sur la foi de ses rapports, le rappeler à plus de discrétions^.

24 Ben Dhiaf, chap. VIL

25 F. 0.102/50. Wood à Clarendon. Tunis, 2 septembre 1856.

26 En mai 1861, en mars 1862, Roches doit avouer sa «désillusion», admettre qu'il s'était trompé sur le compte du général Heussein, du général Khérédine, gendre du premier ministre, dont il vantait jusqu'alors la francophilie (A. E. Tunis, vol. 21. Roches à Thouvenel. Tunis, 11 mai 1861 et 17 mai 1862). Il parut se méprendre jusqu'au bout sur le premier ministre du Bey, Mustapha Khaznadar. Il ne cessa de le représenter à Paris comme un réformateur et un ami sincère de la France, alors qu'il nous apparaît sous un tout autre jour, un voleur sans scrupules qui s'appuyait indifféremment sur les principaux consuls étrangers et qui, dès avant 1860, semblait surtout acquis à la politique anglaise.

27 Dès 1859, Roches avait contre lui l'ensemble du corps consulaire de Tunis, y compris le consul de Sardaigne, «esprit chagrin auquel la jalousie ridicule que lui inspire la suprématie de l'influence française a fait oublier... les liens qui unissent son pays à la France et les véritables intérêts de ses nationaux». [Arch. Rés. Roches à Walewski. Tunis, 2 janvier 1859].

28 A. E. Tunis, vol. 16. Ministre à Roches. Paris, 5 janvier, 22 septembre, 16 novembre 1856.

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Toutefois, ces défauts n'apparurent pas immédiatement. Il fallut la politique persévérante d'un consul anglais arrivé à Tunis un an après Léon Roches, Richard Wood, pour miner la situation du consul de France^® et le contraindre à demander son rappel, en 1863, après sept ans d'une lutte inégale qui avait souligné toutes ses insuffisances.

2 - Les efforts anglais pour un rapprochement turco-tunisien

A l'inverse de la France, l'Angleterre n'avait aucune raison de soutenir la thèse de l'indépendance tunisienne. Attaché au maintien de l'intégrité de l'Empire ottoman, le gouvernement britannique continuait de professer que Tunis n'était qu'une province turque gouvernée par des princes vassaux de la Sublime Porte. Le bey de Tunis a souvent et depuis longtemps souhaité être reconnu comme indépendant, écrivait lord Clarendon, le 3 avril 1856. «Le gouvernement britannique a fermement et uniformément refusé de l'admettre. Pour des raisons qui lui sont particulières, le gouvernement français l'a traité en souverain indépendant; mais l'Angleterre attache une grande importance à maintenir le bey de Tunis dans la situation de dépendance dans laquelle il se trouve vis-à-vis du Sultan»3o. Sans doute, le gouvernement britannique ne souhaitait-il que le maintien du statu quo. Il se déclarait hostile à ce que la Porte réduisît Tunis à la condition de l'Egypte ou de Tripoli mais soulignait que si le bey proclamait son indépendance, par la force des circonstances, il deviendrait à la première occasion pratiquement un vassal de la France^i.

Le gouvernement anglais refusait au bey toutes les marques d'honneur réservées aux princes souverains. Il n'entretenait à Tunis qu'un agent politique et consul général dont les lettres de créance n'étaient point rédigées par la Reine, mais par le secrétaire d'Etat. Il se montrait avare de décorations et prétendait n'admettre les envoyés tunisiens à la cour de la Reine que sur présentation de l'ambassadeur ottoman. L'escadre britannique hissait le pavillon turc à l'entrée des ports tunisiens et répondait au salut des navires du bey par les mêmes salves que pour les pachas de l'Empire. Toutes ces manifestations irritaient profondément l'amour-propre des princes tunisiens. En 1846, Ahmed bey avait renoncé au voyage qu'il projetait en Angleterre, plutôt que d'être accueilli à Londres en pacha turc et d'être présenté à la cour par l'ambassadeur ottoman. De même Mohammed es Sadok refusait une participation tunisienne à l'exposition de Londres de 1862, parce qu'on n'y réservait point à la Régence un pavillon distinct de celui de l'Empire ottoman^^.

Aussi, à mesure que s'y étendait celle de la France, l'influence anglaise en Tunisie s'était-elle progressivement dégradée. Le consulat britannique avait perdu beaucoup de son autorité et le gouvernement tunisien affectait de le traiter avec désinvolture. En 1856, un consul nouvellement nommé à Tunis, Richard Wood, déplorait l'état d'abaissement et la position secondaire à laquelle se trouvait réduit le consulat britannique. Il exprimait la nécessité de le relever au plus vite, en renonçant à l'abstention politique et en modifiant radicalement les méthodes de travail employées jusqu'alors^^

En Wood, l'Angleterre désignait l'un de ses représentants les plus actifs, les plus habiles qui, en peu d'années allait restaurer le prestige britannique en Tunisie, disputer

29 Arch. Rome. Bensa à Durando. Tunis, 2 décembre 1862.

30 F. 0 . 1 0 2/5 0 . Clarendon à Wood. F. 0.13 août 1856.

31 F. 0.102/70. Russell à Wood. F. 0.15 juillet 1864, dépêche visée par la Reine et Palmerston.

32 F. 0.102/65. Wood à Russell. Tunis, 29 mars 1862.

33 F. 0.102/50. Wood à Clarendon. Tunis, 15 juillet Ig^.

à Léon Roches la toute puissance dont les consuls de France se targuaient à la cour tunisienne depuis près de vingt années.

Richard Wood n'était pas un débutant. Lorsqu'il arrivait à Tunis en juin 1856, il avait derrière lui une carrière de plus de trente ans, toute entière consacrée au développement de l'influence anglaise et à la défense de l'Empire ottoman. Il avait alors cinquante ans^^. à Constantinople en 1806, il était entré en 1824 au service de la Levant Company ; cette compagnie ayant été supprimée l'année suivante, Wood était alors, avec tout le personnel, passé au service du gouvernement britannique. Entre 1825 et 1834, il avait été élève attaché d'ambassade à Constantinople, puis drogman auprès de la même ambassade, de 1834 à 1841. En 1832 et 1833, il avait été dépêché en mission en Syrie, lors de l'invasion des troupes égyptiennes commandées par Ibrahim Pacha. Deux ans plus tard, devenu drogman, Wood était chargé d'une nouvelle mission d'information en Syrie pour le compte du gouvernement ottoman. Pendant deux ans, il avait parcouru Syrie et Mésopotamie afin de sonder les intentions des chefs locaux, d'inspecter les positions défensives turques et de préparer les moyens de résister à une nouvelle invasion égyptienne. En 1840, on le retrouve en Syrie avec les troupes turques; il s'occupe de distributions d'armes, discute les plans de campagne et assiste dans le Liban à la reddition de Beyrouth, à la prise de Sidon et de Saint-Jean-D'acre. Le gouvernement turc l'avait investi des pleins pouvoirs, et l'avait chargé de l'administration du pays pendant la campagne. Le 15 mai 1841, Wood était nommé consul à Damas. Il devait y rester quatorze ans avant d'être nommé consul général à Tunis^^.

Cette carrière dans les postes d'Orient l'avait remarquablement préparé pour le rôle exceptionnel que, pendant vingt-quatre ans, il devait jouer dans la Régence. Wood parlait couramment l'arabe, le turc, le grec aussi bien que l'anglais. Etait-il Levantin d'origine, un juif syrien converti, comme ses adversaires de Tunis le prétendaient, assurant que Wood n'était que la traduction de l'arabe hattab qui signifie bois ?... Cette affirmation semble mériter créance, bien que Wood appartînt effectivement à la religion catholique^^. Du

34 WOOD (Sir Richard) à Constantinople en 1806 de George Wood; études à Exeter; marié en 1850 à Christina, fille aînée de Sir William D. Godfrey, baronnet de Kilcoleman Abbey, Kerry; employé dans la Levant Company de 1824 à 1825 ; élève attaché d'ambassade à Constantinople, de 1825 à 1834; drogman à la même ambassade, 8 octobre 1834, consul à Damas, 15 mai 1841; agent politique et consul général à Tunis, 30 avril 1855; créé baronnet en 1878 ; admis à la retraite, 31 mars 1879 ; mort à Nice il s'était retiré, le 21 juillet 1900. Il avait été fait Compagnon du Bain et Grand-croix de St-Michel et St-Georges {Who was who 1897-1916, p. 778).

Wood s'était marié tardivement. Il avait épousé à quarante-quatre ans la fille d'un baronnet irlandais, Christina Godfrey qui devait lui donner huit enfants. Lors de sa nomination à Tunis, il n'avait encore que trois enfants ; son fils aîné Cecil était âgé de quatre ans et sa fille aînée Ferida, de deux ans et demi.

Wood succédait à sir Edward Baynes, consul général à Tunis de 1850 à 1855, mort en fonctions le 23 juillet 1855.

35 F. 0.102/125. Consulaire 13 Wood à Salisbury. Tunis, 11 mars 1879. Mémorandum sur ses états de service.

36 Le consul de France de Botmiliau l'affirme «Levantin d'origine demi juive demi arménienne : son nom est Rhattab qui signifie bois et «qu'il a traduit par Wood». (Arch. Rés. Cabinet, 2. A Moustier. Tunis, 11 septembre 1867). Dans une note rédigée quelques années plus tard pour le quai d'Orsay, de Sancy, un notable de la colonie française, soutient également que Wood est d'origine israélite indigène de Syrie : «Son vrai nom est Hattab, en arabe bois, qu'il a traduit «en anglais par Wood» (A. E. Tunis. Mém. et Doc. vol. 9 janvier 1879), assertion qui fut reprise par le correspondant tunisois de la Gazette du Midi de Marseille [Lettre Tunisienne, 19 février. 26 mars et 29 octobre 1879).

Mais ces renseignements sont visiblement de même source. D'autre part, il est difficile d'accorder toujours pleine créance aux informations recueillies àTunissurun consul par un de ses collègues et adversaires. Leur antipathie les aveuglait au point de leur faire accepter parfois de simples rumeurs dont ils nourrissaient les dépêches officielles. Cependant, un ancien négociant de Tunis dont la famille est alliée à celle des descendants de Wood nous a confirmé ce fait de la façon la plus catégorique «C'était un Juif. D'ailleurs, il ne pouvait pas

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Levantin, il avait la souplesse, la finesse et l'esprit d'intrigue. 11 était perspicace en même temps et persévérant, prévoyant les événements longtemps à l'avance et sachant s'armer d'une longue patience, revenir inlassablement à la charge afin d'obtenir les résultats qu'il avait souhaités. Ses armes favorites étaient la ruse et la dissimulation, ses procédés habituels, des négociations ourdies en grand secret et dont il ne dévoilait les résultats qu'au dernier moment. Flatteur, voire même cauteleux, il dissimulait son action sous des dehors modestes, poussait des comparses au premier plan, en affectant de ne jouer que les seconds rôles. Léon Roches aimait jouer les importants; en le flattant, en lui donnant des rôles avantageux, Wood réussit à l'envelopper, à le neutraliser ; il fallut à Roches près de trois ans pour s'apercevoir qu'il jouait les dupes, et qu'il lui fallait traiter Wood en adversaire s'il ne voulait point perdre toute autorité à la cour tunisienne.

A Tunis, Wood trouvait un collaborateur précieux en la personne d'un Juif livournais, Moses Santillana, protégé britannique et premier interprète au consulat^^. Santillana n'était certes pas sans défauts ; il était avide, intrigant, - le prédécesseur de Wood, le vice-consul Ferrière qui assurait l'intérim du consulat, avait le révoquer pour trafic d'influence, en 1855^® - mais il avait de l'entregent, des qualités de diplomate, il connaissait remarquablement le milieu tunisien et les affaires financières embrouillées du gouvernement. Wood avait fait rétablir Santillana dans ses fonctions dès le mois de juin 1856; il lui avait fait obtenir la nationalité britannique en 1857; il s'occupa personnellement de l'éducation de David Santillana, le plus intelligent des enfants de son interprète, qui fut élevé avec les siens. Moses Santillana fut chargé de nombreuses missions de confiance en Angleterre. Plus qu'à tout autre, Wood s'en remettait à lui pour les affaires du consulat, durant ses congés. 11 entretenait avec lui une correspondance suivie qui laissait apparaître cet employé subalterne comme un véritable confident. La rumeur publique devait bientôt accuser le consul d'Angleterre d'avoir partie liée avec son interprète. Outre ses fonctions au consulat, Santillana continuait en effet d'exercer le métier de courtier, et l'on prétendait qu'il servait à Wood de prête-nom pour la gestion de ses fonds personnels^^.

Les liens d'amitié qui unissaient Mohammed Bey au consul de France, Léon Roches, laissaient à Wood peu d'espoir d'acquérir sur l'esprit du prince une influence comparable à celle de son collègue. Aussi Wood tourna-t-il surtout ses efforts du côté du

le cacher. Je me souviens fort bien de l'avoir vu sur la plage, à Khérédine quand j'avais dix-sept ou dix-huit ans. Il était en retraite...». Et, après nous avoir décrit le physique du consul, il nous confia que les enfants et petits-enfants de Wood avaient toujours pris beaucoup de peine pour dissimuler leur ascendance Israélite Entretien avec M. Ch. ...Tunis, samedi 19 mars 1955).

Cette origine expliquerait l'intérêt que Wood manifestait pour toutes les questions d'argent, ses relations avec les Juifs de Tunis. Toutefois, s'il y avait eu changement ou traduction de patronyme, le mérite n'en revenait certainement pas à Richard Wood dont la naissance avait été enregistrée sous ce nom à Péra, mais, plus probablement, à son père, drogman à l'ambassade britannique.

37 SANTILLANA (Moses), à Tunis vers 1815, fils de David, chancelier du consulat d'Angleterre pendant plus de cinquante ans. Naturalisé anglais en mars 1857, Moses Santillana devait exercer les fonctions de premier interprète jusqu'en mai 1872. Il démissionna lorsqu'il fut élu président du conseil d'administration des revenus concédés.

Léon Roches écrivait en 1859 «M. Wood est puissamment secondé par M. Santillana interprète de son consulat général, homme sans moralité aucune, pour qui tous les moyens sont bons et qui sait et peut acheter les consciences dont le prix à Tunis est hélas bien peu élevé.» (Arch. Rés. Roches à Walewski. Tunis. 17 février 1859).

38 F. 0.102/51, Ferrière à Chrendon. Consulaire 17. Tunis, 30 Juillet 1856.

39 Cette accusation devait être formulée par les différents consuls de France, successeurs de Léon Roches. Elle était précisée formellement par un inspecteur français, Villet, détaché à Tunis à partir de 1869 pour réorganiser les finances beylicales. (A. E. Tunis. Vol. 36. Lettre de Villet. Tunis, 24, octobre 1871).

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Richard WOOD Consul d'Angleterre à Tunis de 1855 à 1879.

(Court, de M. Malcolm, ambassadeur de Grande-Bretagne à TunisJ

Léon ROCHES

Consul à Tunis de 1855 à 1863 (Court, de M. P. GrandchampJ

Le comte Giuseppe RAFFO (1795-1862)

(Musée du Bardo)

premier ministre tunisien, Mustapha Khaznadar^o, un mamelouk d'origine grecque qui avait été le favori d'Ahmed Bey et qui avait su se maintenir sous le règne de son cousin et successeur. Les relations (entre les deux hommes ne tardèrent pas à devenir très amicales. Wood était reçu chez le khaznadar ; Madame Wood avait ses entrées dans le harem du premier ministre et dans ceux des principaux dignitaires de la cour. Bientôt le consul d'Angleterre louait dans le voisinage de la place Halfaouine une maison qui faisait de lui le voisin du premier ministre et lui permettait de lui rendre, le soir, des visites plus discrètes et plus rapides pour des entretiens politiques d'importance. Au palais du bey, dans la ville, Wood avait encore ses informateurs, ses espions, qui faisaient concurrence à ceux du consul de France, pour la chasse aux renseignements, au dernier scandale qui pouvait, du jour au lendemain, ruiner la fortune d'un favori. Les docteurs Lombroso et Castelnuovo, médecins israélites attachés à la personne du bey, étaient de ceux-là, mais aussi des domestiques du prince, les intendants, les courtiers des principaux dignitaires, et, d'une façon plus relevée, le ministre des Affaires étrangères du bey, le Génois Raffo^i dont l'influence déclinante avait été le dernier soutien de la politique anglaise au palais du Bardo. En quelques années, Wood allait constituer tout un service de renseignements, tout un réseau d'influences, un Foreign Office au petit pied, selon l'expression d'un de ses adversaires^^ p allait le mettre au service d'une politique persévérante et constructive. Contre la France qui poussait à l'isolement de la Régence pour servir ses intérêts, Wood militait en faveur d'un rapprochement entre la Turquie et la Tunisie, sur la base d'un statu quo légalisé par une décision émanant du sultan. A partir de 1856, les circonstances paraissaient favorables au développement d'une telle politique. La Porte avait alors

40 Sidi Mustapha Khaznadar^ à Chio en 1817, mort à Tunis en 1878. Beau-frère et favori du Bey Ahmed qui l'éleva aux fonctions de Khaznadar (trésorier), il devait rester au pouvoir pendant plus de trente-six ans, de 1837 à 1873.

41 RAFFO (Giuseppe, comte), à Tunis le 9 février 1795 de Gian-Battista, un horloger génois, et de Marie Terrasson, originaires de Chiavari, mort à Paris le 2 octobre 1862.

Entré comme secrétaire au service du Bey Hussein avant 1830, il ne tarda pas à jouer sous son règne et sous ceux de ses successeurs les beys Mustapha et Ahmed, le rôle d'un véritable ministre des Affaires étrangères tunisien, tout en demeurant sujet sarde. Il conserva ses fonctions sous le règne de Mohammed Bey et de Mohammed es Sadok jusqu'en 1860, «mais n'était plus ministre des Affaires étrangères que de nom et son influence était nulle dans les conseils de S.A.». (Arch. Rés. Roches à Thouvenel. Tunis, 18 mai 1860. Egalement Arch. Rome. Fasciotti à Ricasoli. Tunis. 16 novembre 1861). Raffo avait été anobli en 1851 par le roi de Sardaigne.

42 A. E. Tunis, vol. 46. Dép. de Roustan. Tunis, 17 septembre 1878.

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d'autres soucis que de reprendre à Tunis la politique d'expansion qui avait été sienne quinze ou vingt ans plus tôt. Menacé par l'expansion russe, l'Empire ottoman n'avait son salut pour un temps qu'à l'intervention armée de l'Angleterre et de la France à ses côtés dans la guerre de Crimée. A Constantinople, depuis le traité de Paris, c'est de réformes et de réorganisation de l'Empire qu'il était question et non de conquêtes ou de reconquêtes. Les ministres du Tanzimat, Rechid, Ali Pacha, Fouad Pacha'^^ s'employaient surtout à redresser la situation intérieure de la Turquie et à doter d'un statut plus libéral les populations chrétiennes des Balkans.

Wood pouvait encore jouer, à Tunis, du sentiment de solidarité musulmane qui avait poussé le défunt bey Ahmed à participer à la guerre de Crimée, mettre en avant les milieux traditionalistes et religieux qui avaient retrouvé beaucoup de leur influence auprès du nouveau bey Mohammed. 11 était facile également d'éveiller la susceptibilité des ministres tunisiens en dénonçant le protectorat de fait que la France s'arrogeait en Tunisie, protectorat qui ne se justifiait plus par la défense du pays contre une menace turque désormais inexistante. Tous les mois, il était, sur la frontière algérienne, des incidents entre tribus qui, périodiquement, provoquaient de la part des autorités d'Algérie des expéditions punitives en territoire tunisien. Les protestations du bey n'y faisaient rien ; les officiers français proclamaient la nécessité de châtier les coupables et de faire leur justice eux-mêmes, puisque les autorités tunisiennes restaient impuissantes. Le consul d'Angleterre profitait de l'irritation que causaient à Tunis ces procédés de la France pour réveiller les susceptibilités du bey, dénoncer les desseins envahissants des militaires français qui, selon lui, méditaient de reculer la frontière jusqu'à Bizerte et d'annexer tôt ou tard Tunis à l'Algérie.

En juillet 1858, Wood exposait son plan au secrétaire d'Etat Malmesbury dans un mémorandum consacré à la vassalité du bey. Tout en reconnaissant la difficulté de définir le statu quo tunisien, Wood considérait comme nécessaire et réalisable la conclusion d'un accord entre le sultan et le bey qui établît formellement la suzeraineté de la Porte sur la Régence, tout en maintenant les libertés traditionnelles dont jouissaient les princes tunisiens. 11 fallait un accord bilatéral qui précisât les droits et les devoirs des deux parties et qui permît de faire bénéficier la Tunisie, province turque autonome, des garanties accordées par l'Europe aux possessions du sultan. L'accord établi, le sultan rendrait un firman qui serait proclamé à Tunis et qui deviendrait désormais la charte des rapports turco-tunisiens. Wood énumérait ainsi les clauses qui lui paraissaient définir l'état de choses existant et qui avaient toutes chances d'être acceptées par Mohammed Bey. Le sultan devait confirmer la transmission héréditaire du pouvoir dans la famille husseinite, s'engager à ne pas intervenir dans l'administration intérieure de la Régence, reconnaître au bey le droit d'entretenir des relations étrangères, d'arborer un pavillon distinct, d'accorder des décorations. En revanche, le bey devrait formellement avouer la suzeraineté du sultan, lui demander son investiture lors de son avènement et rendre publique cette investiture dans une cérémonie officielle. La prière continuerait d'être récitée au nom du sultan, et la monnaie d'être battue à son chiffre.

43 RECHID Pacha (Mustapha) et mort à Constantinople (1802-1858). Ecarté du pouvoir pendant deux mois, il redevenait grand vizir pour la sixième fois en octobre 1857 et conservait ces fonctions jusqu'à sa mort le 7 janvier 1858.

ALI Pacha (Mohammed-Emin) et mort à Constantinople (1815-1871). II échangeait en janvier 1858 ses fonctions de ministre des Affaires étrangères contre celles de grand vizir (janvier 1858-octobre 1859). FOUAD Pacha (Mohammed) à Constantinople en 1815, mort à Nice en 1869. Président du Tanzimat, il devenait, en remplacement d'Ali Pacha, ministre des Affaires étrangères pour la troisième fois.

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Wood signalait les difficultés posées par la question d'un tribut que la Porte ne manquerait pas d'exiger et que le bey se refuserait nécessairement à accepter. 11 suggérait, comme moyen terme, une aide militaire tunisienne à la Turquie en cas de guerre, et une contribution annuelle aux dépenses militaires de l'Empire'^^. La question avait été débattue l'hiver précédent, avec un envoyé de la Porte, le colonel Nousret Dey, venu apporter à Tunis le texte des réformes mises en vigueur dans l'Empire, et dont le Sultan demandait l'application dans la Régence. Roches n'en avait rien su. 11 refusait d'en convenir et opposait aux informations fournies par l'ambassade de France à Constantinople un démenti plus énergique que convaincant, assurant qu'il avait été tenu au courant de toutes les conversations du Bardo et que l'envoyé turc était reparti de Tunis très désappointées.

Après le décès de Mohammed Bey en 1859, des circonstances favorables allaient se présenter pour l'ouverture de négociations avec la Turquie : c'était l'envoi à Constantinople d'une ambassade tunisienne chargée de solliciter le firman d'investiture pour le nouveau bey Mohammed es Sadok. Wood s'en ouvrait à l'ambassadeur britannique à Constantinople, et lui demandait de préparer à cette idée les ministres du sultan^®.

Mais l'envoyé du bey, le ministre de la guerre Mustapha bach Agha ne recevait à Constantinople que de bonnes paroles. Ni Mohammed Koeprulu, le nouveau grand vizir, ni Fouad Pacha, le ministre des Affaires étrangères, ne paraissaient se soucier sérieusement d'ouvrir une négociation dans ce sens. Mustapha ne revenait à Tunis qu'avec le firman d'investiture traditionnel et les présents de circonstance. Toutefois, ce firman d'investiture était solennellement lu au palais, usage qui était depuis longtemps tombé en désuétude car les termes de pacha et de province turque que la chancellerie ottomane employait pour désigner le bey et la Régence sonnaient désagréablement aux oreilles des princes tunisiens. En outre, Mustapha rapportait l'assurance que la Porte ne songeait nullement à porter atteinte au statu quo et qu'elle préférait resserrer amicalement les liens qui Punissaient à la Régence plutôt que de renouveler contre Tunis l'expédition qu'elle avait menée contre Tripoli, vingt-cinq ans plus tôt. C'était pour Wood un demi succès, l'indice que les relations turco-tunisiennes étaient redevenues normales et qu'il pourrait reprendre avec plus de succès quelque jour la politique qu'il avait inaugurée^^. Mais Mohammed es Sadok ne renonçait pas pour autant aux manifestations d'indépendance. 11 faisait installer un trône dans la salle de réceptions de son palais du Bardo^® ; en septembre 1860, il allait à Alger quêter des honneurs souverains auprès de Napoléon III; en juin suivant, lors d'un voyage à Tunis du prince Napoléon, le bey lui faisait des ouvertures pour l'annexion éventuelle de Tripoli'*^.

Les démarches de Wood n'étaient pas vaines cependant. Par son action habile et persévérante, le consul d'Angleterre, avait, dès avant 1860, sérieusement entamé l'influence française à la cour tunisienne. Le bey et ses ministres paraissaient admettre

44 F. 0.102/55. Wood à Malmesbury. Tunis, 31 juillet 1858.

Merlato, le consul d'Autriche, était de la confidence (Arch. Tun. Doss. 348, carton 220).

45 A. E. Tunis, vol. 18. Roches à Walewski. Tunis, 6 février 1858.

A. E. Turquie, vol. 334. Thouvenel à Walewski. Péra, 12 janvier 1858.

46 F. 0.102/58. Wood à sir Henry Bulwer. Tunis, 14 novembre 1859.

47 F. O. 102/60. Wood à Russell. Tunis, 28 janvier et 11 février 1860. A l'occasion d'une mission qu'il accomplissait en Syrie, après les massacres de 1860, Wood reprenait directement la négociation à Damas avec Fouad Pacha. (F. 0.102/63. Wood à Russel. Tunis, 18 novembre 1861).

48 F. 0.102/60. Wood à Russell. Tunis, 11 février 1860.

49 A. E. Tunis, vol. 20. Rousseau (gérant du consulat) à Thouvenel. Tunis, 15 juin 1861.

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désormais les dangers d'une politique qui, pendant vingt ans, avait consisté à s'appuyer sur la France pour se dégager de la vassalité ottomane. Sans doute n'était-il pas question au palais de définir une politique cohérente vis-à-vis de l'étranger. Mohammed es Sadok était un prince sans volonté ; son premier ministre, Mustapha Khaznadar, n'avait d'autre souci que ses affaires personnelles. Les conseillers du bey connaissaient la faiblesse militaire du pays et songeaient avant tout à ne s'aliéner aucun de leurs voisins. Ils n'avaient pas encore pensé à un projet de neutralisation de la Régence qui ferait de la Tunisie une autre Belgique dont l'indépendance pourrait être garantie par les grandes puissances. Aussi se contentait-on de vivre au jour le jour, de prodiguer de part et d'autre des protestations de bonne volonté et d'amitié. A Tunis, le bey se plaignait d'un consul à un autre, s'efforçant de les neutraliser les uns par les autres. A Constantinople, ses envoyés déploraient les empiétements français, les concessions qu'on lui arrachait, et témoignaient de son dévouement de fidèle vassal. Les agents français recevaient les mêmes confidences, les ministres tunisiens les assuraient de leur bon vouloir et de leur indéfectible amitié ; ils dénonçaient les visées de la Porte, les intrigues anglaises, les propos des ministres ottomans, pour solliciter avec humilité une protection française qui, seule, pouvait sauvegarder l'indépendance tunisienne. En même temps qu'il cherchait en Europe à se faire reconnaître comme prince indépendant, vis-à-vis de la Porte, Mohammed es Sadok continuait de respecter les usages traditionnels qui consacraient sa vassalité, pratiquant ainsi une politique de double jeu et «de double langage»5o, qui témoignait de sa puérilité autant que de sa duplicité.

3 - La rivalité franco-anglaise

L'attitude de la France et de l'Angleterre, leur opinion différente sur la situation internationale de la Régence, traduisaient avant tout des rivalités politiques ou stratégiques. Pour l'Angleterre, la question tunisienne était une affaire de politique méditerranéenne essentiellement. Pour la France, il s'agissait avant tout de préserver la sécurité de sa colonie algérienne.

La France avait en Afrique une frontière commune avec la Tunisie. Cette situation lui imposait de surveiller étroitement la politique extérieure du bey autant que les événements qui affectaient la Régence et qui pouvaient, par contrecoup, affecter la tranquillité de l'Algérie voisine. La frontière algéro-tunisienne n'était qu'un tracé artificiel qui séparait des régions identiques de part et d'autre, des populations ayant les mêmes origines, la même langue, le même genre de vie. Dès le début de la conquête, les autorités françaises avaient cherché à s'entendre avec les Tunisiens sur une délimitation officielle de la frontière. Mais elles ne pouvaient s'appuyer sur aucun précédent. Les tribus frontalières avaient, au gré des circonstances, reconnu tantôt l'autorité du bey de Tunis, tantôt celle des beys de Constantine. Si la situation s'était stabilisée depuis le milieu du XV111™‘= siècle, aucun accord de délimitation n'était intervenu cependant. Toutes les tribus avaient des prétentions sur les domaines de leurs voisines. Les points de repère qu'admettaient les deux parties offraient eux-mêmes matière à contestation, en raison de l'incertitude de la toponymie et de l'absence de tout relevé sur le terrain.

Les officiers français étaient exigeants : ils prétendaient établir une frontière solide qui mît l'Algérie à l'abri des coups de main pillards, et leur permît de contenir les tribus tunisiennes hostiles qui ravitaillaient les Algériens insoumis et appuyaient leur

50 A. E. Turquie, vol. 334. Thouvenel à Walewski. Péra, 30 janvier 1858.

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résistance de quelques bandes de cavaliers^b Le gouvernement tunisien, de son côté, répugnait à consentir à des abandons de territoire réels ou supposés. 11 faisait traîner les négociations. Les deux parties n'avaient même pas réussi à s'entendre sur la délimitation du territoire deLa Calle. Les dernières tentatives d'accord avec le bey remontaient à 1842 ; elles n'avaient pas sérieusement été reprises depuis. Entre 1842 et 1845, les officiers français de la province de Constantine avaient procédé, seuls, à la reconnaissance et à la délimitation des possessions algériennes. Une carte avait été dressée, et, lors de son voyage à Paris, en 1846, Le bey Ahmed en avait reconnu l'exactitude, mais «aucun acte diplomatique n'intervint, et la question demeura à l'état d'un fait reconnu mais non

homologué»52

Sur cette frontière les incidents étaient nombreux. 11 s'agissait, le plus souvent, de vols ou de razzias de bétail entre tribus rivales que les agents du bey ne parvenaient pas à prévenir du côté tunisien, par impuissance ou mauvaise volonté. Aussi les officiers français en prenaient-ils à leur aise avec la frontière qu'ils avaient eux-mêmes tracée^^. Ils s'arrogeaient le droit de châtier les méfaits commis en Algérie par les tribus tunisiennes, et, périodiquement, dirigeaient contre elles des razzias de représailles, à la tête de troupes régulières ou de goums de spahis. Ces expéditions se reproduisaient tous les trois ou quatre ans ; ainsi, en 1852, en 1856, en août 1862, en juillet 1863. Le bey avait beau se plaindre ; il ne lui restait, selon l'expression du consul d'Angleterre, qu'à «se déclarer satisfait des explications que les autorités militaires d'Algérie voulaient bien lui donner... Chaque fois que ses sujets étaient les agresseurs, le bey était menacé d'une expédition militaire sous prétexte de son impuissance à maintenir une police efficace sur les frontières»®^.

Toutefois, ces incidents - les militaires français s'accordaient à le reconnaître - ne mettaient pas sérieusement en danger la sécurité de l'Algérie®®. Les autorités françaises considéraient comme infiniment plus redoutables les encouragements à la rébellion que les tribus algériennes pouvaient recevoir de Tunisie. Les mauvais sujets, les agitateurs en difficulté avec la police française trouvaient refuge en territoire tunisien, les régions frontalières étaient périodiquement parcourues par des émissaires religieux ou politiques qui prêchaient la guerre sainte contre les infidèles ; certaines tribus tunisiennes envoyaient leurs cavaliers soutenir les rébellions algériennes. De Tébessa jusqu'à El Oued, la frontière était régulièrement traversée par des caravanes transportant des armes et de la poudre anglaises en provenance de Sfax ou du golfe de Gabès. Aussi, le gouvernement français avait-il de sérieuses raisons de protéger à sa façon le statu quo tunisien et d'encourager le bey dans ses manifestations d'indépendance. La faiblesse de la Régence était une garantie sérieuse de tranquillité pour une Algérie incomplètement

51 Ainsi, pour le général Pélissier, la frontière de lAlgérie était-elle «la limite du territoire que l'on a intérêt à défendre et à administrer, le surplus de la zone bordière constituant une bande neutre l'on réserve les droits de la France» (Lettre du 18 septembre 1851, citée dans le rapport Delarue de 1898 qui figure au dossier de la délimitation de la frontière, au sud des chotts (Arch. Rés. Service des Aff. indigènes), texte publié par Ch. Monchicourt : La frontière algéro-tunisienne dans le Tell et dans la steppe. R. Afr. 1938, p. 38).

52 Arch. Guerre. Tunisie, carton 13. Note par le maréchal Randon. Paris l®*^ février 1867.

53 En 1849, l'exploitation du gisement de plomb argentifère de Kef Oum Teboul dans une zone frontière contestée, près de La Calle, était concédée à un négociant marseillais. Le filon s'étendant vers l'est, «pour empêcher que l'exploitation ne s'arrête, les nouvelles cartes du Dépôt de la Guerre reportent la limite plus à l'est jusqu'à Djebel Haddedda. Cette extension arbitraire de notre territoire dont on voit les traces en jetant les yeux sur les cartes. ..nous place dans une position insoutenable vis-à-vis du Bey» (A. E. Mém. et Doc. vol. 13, note 19, mars 1852).

54 F. 0.102/68. Wood à Russell. Tunis, 31 juillet 1863, dép. cit.

55 Arch. Guerre. Correspondance du gouverneur général avec le ministre, passim.

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soumise. La Turquie s'étant refusée à reconnaître officiellement la conquête d'Alger par la France, celle-ci ne pouvait considérer que comme un danger le rétablissement de la souveraineté ottomane sur la Régence voisines^. Aussi, la diplomatie française s'attachait-elle à démontrer à Constantinople la nécessité d'une Tunisie formant tampon entre la Tripolitaine ottomane et l'Algérie française. «La politique de la France à l'égard de la Tunisie est très simple», disait l'ambassadeur de France au grand vizir Ali Pacha en 1864 : «nous ne voulons pas y avoir la Porte pour voisine; avec ses voisins on se querelle, pour ses voisins on a de mauvais sentiments. Nous ne voulons pas avoir de querelles avec Elle. Nous ne voulons pas être exposés à nourrir de mauvais sentiments à son égard. En un mot, ne nous créez pas d'intérêt à la dissolution de l'Empire ottoman»^^. En même temps, la France faisait savoir à la Porte qu'en cas d'intervention militaire turque en Tunisie, un corps français entrerait immédiatement dans la Régence. En 1860, cette politique n'avait pas encore été exposée avec autant de netteté ; mais elle inspirait depuis longtemps les relations de la France et de l'Empire ottoman.

Cependant l'Angleterre soupçonnait la France de vouloir tôt ou tard absorber la Régence de Tunis et de viser dans l'immédiat à repousser ses frontières algériennes jusqu'à la Medjerda de façon à englober les massifs du Tell et surtout l'imposante base naturelle de Bizerte^®. L'importance de Bizerte était connue ; on savait tout le parti qu'une grande puissance pouvait tirer de sa rade. Si la France occupait la Tunisie, si elle transformait Bizerte en un Toulon africain, elle pourrait commander le passage entre les deux bassins de la Méditerranée, neutraliser Malte dont l'Angleterre faisait le point d'appui de ses escadres. Aussi l'intérêt bien entendu des Anglais leur commandait-il d'empêcher dans la mesure du possible que la Tunisie ne tombât sous la domination de quelque puissance européenne, la France surtout, mais aussi l'Italie dont l'unité n'était pas encore achevée et dont la puissance militaire et surtout navale était encore négligeable, mais que sa position géographique, sa possession de la Sicile et de Pantelleria, amènerait à jouer tôt ou tard, un grand rôle en Méditerranée. Tunisienne ou turque, la Régence ne pouvait constituer un danger ; on savait que le bey ni le sultan n'aurait de longtemps les moyens d'y entreprendre des ouvrages militaires sérieux.

La Méditerranée n'allait plus rester longtemps une mer fermée : en avril 1859, Ferdinand de Lesseps faisait donner les premiers coups de pioche dans l'isthme de Suez. Une nouvelle route des Indes allait s'ouvrir, dont l'Angleterre ne pouvait admettre qu'elle fût contrôlée ou menacée par des rivaux, à Tunis aussi bien qu'en Egypte. C'est pourquoi Wood, avec persévérance, ne cessait de dénoncer à Londres les desseins ambitieux de la France, la politique de Léon Roches, qui, à l'en croire, cherchait uniquement à entretenir la décomposition de la Régence, en vue d'en assurer son absorption ultérieure par la France^®. La faiblesse militaire de la Régence en eût fait une proie facile. L'apparition de quelques navires de guerre devant les ports tunisiens, une promenade militaire à travers le pays eussent vraisemblablement suffi à en assurer la conquête. Les incidents chroniques de frontière auraient pu fournir tous les prétextes désirables.

56 A. E. Tunis, vol. 2 et Arch. Guerre, Tunisie, carton 13. De Broglie au ministre de la Guerre, 14 janvier 1836.

57 A. E. Turquie, vol. 363. Moustier à Drouyn de Lhuys. Péra, 7 décembre 1864.

58 F. 0.102/58. Mémorandum de Wood. Londres. 27 juillet 1859.

F. 0.102/74 . Sprattà Lord Paget (très probablement Lord Clarence Edward secrétaire de l'amirauté, puis contre- amiral de l'escadre rouge, en 1863, l'un des cinq frères Paget) Tunbridge Wells. 28 juillet 1864. L'officier de marine Spratt avait visité la région en 1845 : il assurait qu'on pouvait y faire «un port de guerre formidable».

59 F. 0.102/50. Wood à Clarendon. Tunis, 18 octobre 1856.

F. 0.102/55. Wood à Malmesbury. Tunis, 31 juillet et 5 nov. 1858.

F. 0.102/58. Mémorandum de Wood, op. cit Londres, 27 juillet 1859.

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Toutefois, le gouvernement anglais semblait assez loin de partager ces inquiétudes. 11 s'accommodait de l'influence française en Tunisie et ne se souciait pas d'engager avec Paris une polémique sur la situation internationale du bey tant que le cabinet impérial ne tenterait pas de rattacher Tunis à l'Algérie. Wood disposait d'une grande liberté d'action; on le laissait développer l'influence anglaise dans la Régence, mais on ne voulait pas prendre l'initiative d'un conflit avec la France sur la question tunisienne.

En fait, en 1860, le gouvernement impérial ne songeait pas à annexer la Régence. Si de tels desseins pouvaient exister dans le milieu des officiers d'Afrique, la correspondance officielle du gouvernement général reste muette à ce sujet. De leur côté, ni le consulat de France à Tunis, ni l'ambassade auprès de la Porte, ni les ministres des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys ou Walewski^o, n'avaient même soulevé la question ; aucune étude militaire sur le terrain n'était venue préparer les étapes d'un mouvement offensiDi. Les travaux des officiers français de la division de Constantine portant sur la zone frontalière tunisienne visaient surtout à établir une sorte de ligne défensive du côté algérien. Tout au plus pouvait-elle servir à faciliter ces opérations de représailles qui étaient périodiquement menées contre les tribus tunisiennes les plus hostiles. L'insistance même des militaires français à pourchasser les malfaiteurs tunisiens témoignait qu'à Alger on se préoccupait plus de pacification que de conquête. En 1867 le ministre de la Guerre, le maréchal Randon, ancien commandant de la division de Bône, et ancien gouverneur général de l'Algérie, traduisait cette opinion dans une note sur la question de la frontière tunisienne il concluait au maintien du statu quo, en réservant tout au plus quelques intérêts français dans la région de Tabarka^^

En 1864, lorsque le gouvernement tunisien parut débordé par une insurrection générale, en 1867 et 1868, lorsque le pays sembla se dissoudre dans le désordre et la banqueroute financière, la question d'une occupation française de la Régence fut évoquée à Paris, mais elle fut écartée aussitôt au profit d'une action concertée avec les autres puissances. En dépit du recul de l'influence française à Tunis, de la ruine du commerce français, les suggestions annexionnistes des consuls furent nettement repoussées.

En 1860, la situation diplomatique et militaire de la France était forte. Mais le cabinet des Tuileries ne voulait ni d'une annexion ni d'un protectorat déclaré. Dans les milieux officiels, prévalait l'opinion que l'Algérie coûtait assez cher à la France, que le pays ne pouvait se payer le luxe d'une colonie nouvelle dont les charges s'ajouteraient à celles de la première, dont la conquête susciterait le mécontentement du cabinet de Saint-James toujours dirigé par Palmerston, et provoquerait peut-être un renouveau d'agitation dans la colonie algériennes^. Cette doctrine devait être celle de tous les ministres des Affaires étrangères, depuis Drouyn de Lhuys jusqu'à La Valette.

60 DROUYN de LHUYS (Edouard) en 1805, mort en 1881, sénateur, ministre des Affaires étrangères à quatre reprises : du 19 décembre 1848 au 2 juin 1849; du 9 au 24 janvier 1851 ; du 28 juillet 1852 au 8 mai 1855 et du 15 octobre 1862 au 1^' septembre 1866.

COLONNA WALEWSKI (Alexandre, comte), en 1810, mort en 1868, ambassadeur, sénateur, ministre des Affaires étrangères du 8 mai 1855 au 4 janvier 1860.

61 Un officier français, le capitaine Fricot de Sainte-Marie, avait cependant été autorisé par le bey en 1856 à parcourir le pays et à faire des relevés topographiques pour l'établissement d'une carte générale de la Régence. Mais rien ne permet de penser que cette mission eût un autre dessein. Les travaux du capitaine de Sainte-Marie servirent à établir la première carte détaillée de la Tunisie. L'officier français n'avait fourni alors au ministre de la Guerre ni plan des fortifications tunisiennes, ni itinéraires ou plans d'étapes.

62 Arch. Guerre. Tunisie, carton 13. Note pour le maréchal Randon. Paris, 1^^ février 1867.

Egalement A. E. Tunis, vol. 21. Lt-colonel Campenon à ministre de la Guerre. Tunis, 31 mai 1862.

63 F. 0.102/116. Lyons à Clarendon. Paris, 9 janvier 1869.

A. E. Italie, vol. 30. Rothan à J. Favre. Florence, 17 janvier 1871.

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La France n'avait alors aucun motif précis d'intervenir dans la Régence. Les incidents de la frontière ne mettaient pas en danger la sécurité de l'Algérie. Aucune considération économique ou religieuse ne venait aiguillonner le gouvernement. Grâce à ses négociants, la France disposait à Tunis d'une situation privilégiée ; les intérêts français étaient bien défendus, et le gouvernement qui adoptait alors une politique libre-échangiste ne pouvait souhaiter se réserver un marché économique qui lui était largement ouvert. De même, la liberté religieuse était largement assurée en Tunisie : une mission catholique dirigée par un évêque^L et placée sous le patronage traditionnel de la France, assurait sans difficulté son ministère. La vanité d'une entreprise de prosélytisme en pays d'Islam avait été démontrée déjà. En outre, l'attitude du bey s'était montrée constamment favorable à la France. En septembre 1860, Mohammed es Sadok était venu à Alger témoigner de son amitié. L'Empereur avait félicité en lui le prince réformateur qui accordait une constitution à ses sujets. De Tunis, Léon Roches ne cessait de louer la bonne volonté du bey et de ses ministres. C'est de progrès et de civilisation que l'on traitait alors dans la correspondance officielle française. La France n'avait pas alors d'autre programme et Napoléon 111, que son voyage en Algérie avait converti à la politique du royaume arabe, ne pouvait que considérer avec bienveillance les efforts de la Tunisie pour se régénérer sous l'égide des grandes puissances, et la démarche d'un prince qui prenait les apparences d'une déclaration d'hommage.

Dans la rivalité qui opposait à Tunis les consuls de France et d'Angleterre, les consuls étrangers restaient généralement neutres. Elors de la France et de l'Angleterre, aucune puissance n'exerçait dans la Régence, en 1860, une influence politique sérieuse. Les consulats de Sardaigne, de Toscane et de Naples, ceux d'Espagne et d'Autriche avaient un rôle essentiellement commercial ; les titres de consuls de Belgique, des Pays-Bas, des Etats-Unis, de Suède-et-Norvège^s étaient purement honorifiques : ces pays n'avaient dans la Régence ni nationaux, ni protégés, ni intérêts commerciaux à défendre. Après la proclamation du royaume d'Italie en 1861, le consulat de Sardaigne, devenu consulat d'Italie, absorba les consulats de Toscane et de Naples. Mais, en dépit de l'importance de la colonie Italienne, désormais réunie sous un même pavillon, en dépit de l'activité du commerce entre Tunis et la péninsule, le consulat d'Italie continuait à jouer un rôle politique aussi effacé que celui de Sardaigne naguère. Les instructions qu'il recevait de Turin ne lui traçaient d'autre programme que la défense de la colonie et du commerce, et déconseillaient toute intervention dans les affaires politiques locales. En 1863 encore, le ministre des Affaires étrangères d'Italie, Visconti-Venosta^® n'évoquait «la rivalité

64 Mgr. Fedele SUTTER, Suisse allemand d'origine, à Ferrare le 6 mars 1796, provincial des Capucins de Bologne, évêque in-partibus de Rosalia et vicaire apostolique de Tunisie de 1843 à 1881.

Après sa démission. Il fut nommé par Léon XIII archevêque d'Ancyre, et mourut à Ferrare, le 3 août 1883 (R.P. Anselme des Arcs Mémoires pour servir à l'histoire de la mission des Capucins dans la Régence de Tunis. 1824-1865. Rome, 1889, pp. 116 et 140).

65 La présence d'une famille hollandaise et d'une famille suédoise à Tunis valait seule aux royaumes des Pays- Bas et de Suède-et-Norvège d'être représentés dans la Régence. Les Nyssen étaient à la fois consuls des Pays-Bas et de Russie, les Tulin consuls de Suède et de Prusse. Les vice-consuls de France à la Goulette, les Gaspary, puis les Cubisol étaient en même temps consuls de Belgique et agents consulaires de toutes les autres nations représentées à Tunis, l'Italie exceptée.

66 VISCONTI-VENOSTA (Emilio, marquis), homme d'Etat italien à Milan en 1829, mort à Rome en 1914. Après s'être distingué dans la résistance à l'occupation autrichienne en Lombardie, il fut élu député en 1859 et constamment réélu jusqu'en 1886.

Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères, sous le comte Pasolini, 11 décembre 1862; ministre des Affaires étrangères du 24 mars 1863 au 28 septembre 1864 dans le cabinet Minghetti; envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Constantinople, mars 1866 ; ministre des Affaires étrangères à nouveau dans le cabinet Ricasoli de juillet 1866 au 10 avril 1867 et du 14 décembre 1869 au 18 mars 1876

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d'influence entre deux puissances maritimes» à Tunis, les efforts du bey pour s'affranchir de tout vasselage ottoman, que pour recommander l'abstention du consulat d'Italie. «Nous n'avons pas de raison ni d'intérêt à nous occuper sauf pour information de cette dernière question», écrivait-il en juillet 1863®^. L'Italie n'avait pas encore de politique tunisienne. Elle était médiocrement représentée par des agents sans autorité, absorbés par les rivalités de coteries qui divisaient une colonie remuante, difficile à administrer. Le consul Mathieu était rappelé en juillet 1861, à la suite d'un conflit avec ses nationaux, et avec son collègue de France^*. Son successeur, le commandeur Fasciotti^® restait à peine une année, d'octobre 1861 à octobre 1862^0. Le séjour du chevalier Bensa fut plus agité et plus bref encore (novembre 1862 - juin 1863)^i. Avec son remplaçant, Gambarotta, l'Italie avait son quatrième représentant depuis l'unité, son quatrième consul en trois ans^^

Les agents italiens, comme les représentants des puissances secondaires n'intervenaient pas dans les questions politiques, ils se bornaient à défendre leurs nationaux, à traiter d'affaires commerciales, de justice répressive. En 1860, les rivalités internationales se réduisaient à un duel entre deux puissances ou plutôt entre deux consulats. Entre la politique française représentée par Léon Roches et la politique anglo-turque préconisée par Richard Wood, il n'était alors pour le bey aucune solution de rechange.

4 - Les Européens dans la Régence

Si la France et l'Angleterre étaient seules à jouer un rôle politique en Tunisie, tous les consulats européens étaient, à des degrés divers, chargés de défendre les intérêts

dans les cabinets Lanza et Minghetti; fait marquis par le roi Victor-Emmanuel en 1876, il devint sénateur en 1886 et redevint ministre des Affaires étrangères à deux reprises, de juillet 1896 à novembre 1897 dans le cabinet Di Rudini et, de mai 1899 à février 1901, dans les cabinets Pelloux et Saracco. Il représenta l'Italie à la conférence d'Algeciras en 1906 (Fichier Rome).

67 Arch. Rome. Visconti-Venosta : instructions au consul Gambarotta. 20 juillet 1863.

68 Roches s'était plaint de lui à plusieurs reprises.

69 FASCIOTTI (Eugenio), à Turin en 1815, licencié en droit. Il fut successivement commis consulaire à Tunis en 1845, consul de Sardaigne à Naples ; agent et consul général d'Italie à Tunis du 30 août 1861 à octobre 1862, puis à Lisbonne. En 1863, il abandonna la carrière consulaire pour devenir préfet de Bari. Préfet du Frioul à Udine en 1869, il fut ensuite préfet de Cagliari, puis de Padoue, fut nommé sénateur par décret royal du 13 décembre 1877, et préfet de Naples. Il avait épousé à Tunis, le 15 avril 1845, Carlotta Gnecco fille du plus riche négociant génois de Tunis (T. Sarti II Parlamento subalpino e nazionale, 1890, p. 447. Reg. Ste-Croix).

70 II avait été rappelé lui aussi à la suite d'une pression officieuse de la France (F. 0. 102/65. Wood à Russell. Tunis, 11 novembre 1862 ; La Costituzione, de Turin, mardi 23 septembre 1862 : Tunisie).

71 BENSA (Enrico, chevalier) n'appartenait pas à la carrière consulaire. Il était secrétaire particulier du roi d'Italie qui l'avait fait nommer sur sa demande. Après une gestion désastreuse qui fut absorbée par un violent conflit avec la colonie génoise, il fut révoqué par le ministre des Affaires étrangères, Visconti-Venosta qui donna à choisir au roi entre sa démission et le maintien à Tunis de son protégé. La «démission» de Bensa était acceptée à Tunis le 3 mai 1863.

72 GAMBAROTTA (Carlo-Francesco), licencié en droit, août 1842 ; volontaire auprès du consulat de Marseille, 24 février 1844 ; nommé commis consulaire de 3®»"® classe à Alger, 10 juin 1848 ; gère ce consulat du 10 mars au 26 novembre 1850; appelé pour travaux administratifs au ministère de l'Agriculture et du Commerce, 4 mars 1851 ; commis consulaire de 2^»"^ classe, 23 avril 1851 ; destiné à Tripoli de Barbarie il gère quelques mois le consulat, 8 mai 1851 ; transféré à Tunis, 19 mars 1852 ; appelé temporairement au ministère des Affaires étrangères, 31 juillet 1853 ; commis consulaire de 1^»^® classe, 11 novembre 1853 ; envoyé gérer le consulat de Tunis, 29 juillet 1854 ; transféré à Paris, 28 décembre 1854 : vice-consul de 3^"i« classe, 14 avril 1856; chevalier des SS. Maurice et Lazare, 14 juin 1856 ; vice-consul de 1^*^® classe, 20 mars 1859 ; nommé consul de 2^»"® classe, 27 novembre 1859 ; appelé à nouveau à travailler auprès du ministère, 20 août 1860 ; consul de 1^*^® classe, 21 juillet 1861 ; destiné à Tunis avec patente d'agent et consul général, 24 mai 1863 ; officier des SS. Maurice et Lazare, 12 juillet 1863 ; transféré à Lyon, 26 février 1865 ; nommé consul général de 2^'"® classe, 6 avril 1865 ; décoré du Nichan de l^*^® classe, avril 1865.

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économiques de leur pays, de protéger les colonies étrangères qui s'étaient fixées dans la Régence.

a) Les colonies étrangères

Les colonies européennes de Tunisie étaient en voie d'accroissement rapide depuis le début du XIX™® siècle. Les familles les plus anciennement fixées descendaient d'anciens esclaves libérés, d'aventuriers venus tenter fortune à la cour tunisienne, et surtout de marchands marseillais et génois installés dans la Régence sous le régime des Capitulations. Le bey leur avait accordé, à Tunis et dans les principaux ports, quelques maisons, des magasins pour abriter leurs marchandises.

Depuis le XVI™® siècle, des consuls étaient chargés de les administrer et de les représenter auprès du gouvernement local. Ce noyau primitif avait été considérablement accru, dans la première moitié du XIX™® siècle, par l'immigration spontanée de Maltais et de Siciliens chassés de leurs îles surpeuplées par la misère et le manque de travaiF^ p)ès 1834, les Européens étaient huit mille dans la Régence ; en 1856, la mission catholique de Tunisie en recensait 12.000,15.000 seulement en 1870 - après des années de troubles et d'épidémies qui avaient durement atteint la colonie et provoqué des retours au pays

d'origine^4

En 1856, les Maltais, sujets britanniques, étaient les plus nombreux, environ 7.000 âmes ; les Italiens n'étaient vraisemblablement pas plus de 4.000 ; les Grecs 250 environ ; les Français 50 à 60 familles. L'immigration sicilienne s'accrut après 1860. Tunis devint le refuge de jeunes gens qui fuyaient la conscription, de bandits en difficulté avec la police italienne^^. Mais on voyait surtout s'établir un courant d'immigration continu à partir d'un petit nombre de villes et d'îlots de la pointe occidentale de la Sicile, Trapani, Favignana, Marsala, Pantelleria qui, avec les Sardes de Carloforte^C fournissaient l'essentiel des nouveaux venus. En 1870, les Italiens catholiques devaient être presque aussi nombreux que les Maltais, soit près de 7.000. Mais il fallait compter également les Juifs d'origine livournaise, immigrés récents ou familles ayant recouvré la nationalité italienne, 1.100 personnes en 1871. La colonie italienne était dès lors la plus nombreuse, l'élément sicilien devant en représenter déjà près des trois quarts, Livournais, Génois et Sardes faisant le reste. Les Grecs n'étaient guère plus de trois cents à la même époque ; en 1872, le consulat de France ne recensait que 819 Français pour toute la Tunisie^^.

Cette population européenne comportait un assez grand nombre d'éléments flottants, arrivant ou repartant sur des barques de pêcheurs siciliens et maltais. Les immigrants arrivaient sans passeport ; ils ne manifestaient aucun empressement à se

73 Les trois quarts des étrangers de la Régence étaient originaires de quelques îlots méditerranéens, Malte, Pantelleria, Favignana, voisin de la Sicile, Carloforte voisin de la Sardaigne, Procida.

74 Registres paroissiaux de Sainte-Croix ; chiffres repris en partie par H. Dunant Notice sur la Régence de Tunis. Genève, 1858, pp. 254-256.

75 Arch. Rome. Correspondance consulaire 1861-1863, passim. En juillet 1862, dix-sept forçats qui avaient réussi à se rendre maîtres du navire qui les transportait débarquaient près de Bizerte; il fallait le concours de forces imposantes pour les réduire. (Arch. Rome. Dép. de Fasciotti. Tunis, 30 juillet 1862).

Les amoureux en difficulté avec leurs familles étaient nombreux également. Chaque année, le consul devait faire rapatrier plus d'un couple réduit au dénuement après son équipée. {Ibid. Dép. de Conti Cestari, gérant du consulat. Tunis, 2 octobre 1861).

76 Les actes de Pétat-civil italien portent toujours l'indication de la commune italienne d'origine.

77 Arch. Rés. Commerce. Dép. de Botmiliau. Tunis, 9 novembre 1872.

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faire enregistrer auprès de leur consulat^® ; aussi les consuls d'Italie et d'Angleterre ne connaissaient- ils que très imparfaitement le nombre de leurs ressortissants^^.

La plupart des Chrétiens vivaient à Tunis la mission catholique recensait 9.150 catholiques sur 12.064 en 1856,11.000 sur 14.585 en 1870®°. Les autres se dispersaient dans les villes de la côte, Sfax, les ports du Sahel dominait l'élément maltais, La Goulette qui prenait les allures d'un village sicilien. A l'origine, les négociants européens qui n'avaient ni le droit de construire, ni celui de posséder des immeubles dans le pays, avaient été installés par le bey dans des fondouks ou caravansérails ils pouvaient abriter leurs personnes et leurs marchandises. Ces fondouks étaient devenus ainsi le noyau des quartiers francs. Les négociants les avaient abandonnés, pour la plupart, pour se loger au voisinage dans des maisons indigènes. Mais d'autres Européens les y avaient remplacés, des immigrants siciliens et maltais qui s'y entassaient par vingt ou trente familles à la fois.

A Tunis comme à Sousse et à Sfax, le quartier franc s'étendait dans le bas de la ville indigène. Des égouts à ciel ouvert qui collectaient les eaux pluviales et les déjections de la ville haute répandaient une boue noirâtre et odorante qui transformait toutes les ruelles en bourbiers. Les ordures ménagères s'étalaient librement ; à Tunis, des porcs par centaines vagabondaient en liberté, fouillant égouts et tas d'ordures®^.

Dans cette population européenne assez mêlée, les négociants marseillais et génois formaient la classe dirigeante. Depuis le XVP™ siècle, les négociants français élisaient chaque année deux députés de la nation française, chargés de défendre leurs intérêts commerciaux et d'assister le consul dans la direction de la colonie®^. En 1863, les Génois constituaient une «Associazione commerciale italiana» qui entendait jouer le même rôle dans la colonie italienne. Génois et Marseillais disposaient du grand commerce d'exportation et d'importation de la Régence. Les plus riches traitaient par centaines de milliers de piastres et se faisaient au besoin les banquiers du gouvernement. Les principales familles marseillaises et génoises étaient installées depuis longtemps dans le pays ; elles s'alliaient volontiers entre elles ou mariaient leurs filles aux agents consulaires®®. Chez les Français, c'étaient les Monge, les Mercier, Emilien Rousseau,

78 G. Loth : Le peuplement italien en Tunisie et en Algérie. Paris, 1905 pp. 72-75.

Tous les consuls, même ceux de France, s'en plaignaient périodiquement.

79 Cette population européenne était jeune, mais l’absence de tout dénombrement régulier ne nous permet pas d’en juger avec précision. Une proportion inusitée de célibataires parmi les décès masculins de plus de quarante ans traduit un excédent sensible du nombre des hommes sur celui des femmes, excédent naturel dans une colonie d'immigrants.

Les hommes se mariaient relativement tard (28 ans en moyenne, lors de la première union), les femmes beaucoup plus tôt (20 ans au premier mariage) ; Maltais et Maltaises se mariaient généralement plus jeunes que les Italiens.

La natalité était forte mais la mortalité était également élevée : on comptait en moyenne sept naissances par famille ; près du quart des enfants mouraient avant un an. La pointe de mortalité se situait dans les mois les plus chauds de l'année, juillet et août, pour les adultes comme pour les enfants, les épidémies de choléra et de typhus se développant généralement pendant l’été (moyennes établies sur la période 1850-1864. Reg. Par. Ste-Croix et Goulette).

80 Les rares protestants de Tunisie, presque tous les Grecs orthodoxes habitaient également Tunis ou La Goulette.

81 F. 0.102/55. Wood à Malmesbury. Tunis, 3 septembre 1858.

82 Le mandat de député de la nation française durait deux ans, sauf le cas de vacance. Les élus étaient successivement deuxième, puis premier député.

83 Emilien Rousseau était le gendre de Paolo-Antonio Gnecco. Félix Monge, Pietro Traverso, Aurelio Fedriani épousaient successivement trois sœurs Tapia. Adèle Monge, sœur de Félix, épousait en 1856, le commandant de Taverne, directeur de l'école militaire du Bardo ; une sœur d'Alfred Chapelié épousait en 1857 un

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Léopold Van Gaver, les Carcassonne, Marins Ventre, Alfred Chapelié®^ ; chez les Italiens, les Gnecco, les Traverse qui descendaient de familles génoises installées dans l'île de Tabarka au XVllP™ ou XIX™® siècle, Andréa Peluffo, Gaetano Fedriani venu à Tunis comme réfugié politique en 1834 avec GaribaldP^ pes négociants, quelques médecins.

interprète au consulat, Alphonse Rousseau. Gnecco avait marié trois de ses filles à des agents consulaires italiens, Stefano Traverso, son fils aîné, Amedeo, à la fille du vice-consul anglais, Agnès Werry. Dix ans plus tard, en 1874, le fils aîné de Felice Raffo, Giuseppe, épousait une fille de Wood, Ferida. Presque tous les négociants français avaient épousé des Italiennes. Les alliances des Costa, des Bogo et surtout des Gandolfo- Gandolphe tissaient des liens de parenté entre toutes les familles européennes de notables de Tunis.

84 MONGE (Félix-Alphonse) à Marseille le 10 janvier 1813, marié à Tunis le 26 octobre 1850 à Carolina Tapia qui lui donna neuf enfants, mort à Tunis le 24 novembre 1871, député de la nation française en 1863 et 1869-1870, vice-président du conseil d'administration des Revenus concédés en mai 1870, chevalier de la Légion d'honneur. Son fils aîné, Jean-Félix, à Tunis le 17 août 1851, devait lui succéder.

Les MERCIER, frères et associés : Félix, qui fut député de la Nation en 1857-1858 et en 1862-1863 et Alfred. Ils devaient quitter la Régence pour Marseille dans le courant de 1863.

ROUSSEAU (Emilien), à Paris en 1808 de François et Antoinette Coupy, marié à Tunis le 5 octobre 1838 à Maria Luigia Gnecco dont il eut huit enfants, mort à Tunis le 10 août 1876, député de la Nation en 1855- 1856,1860-1861 et 1868.

VAN GAVER (Léopold), à Hyères le 22 juillet 1837 d'une famille fixée à Tunis depuis la fin du XVIIP'"^ siècle, marié à Tunis le 28 janvier 1862 à sa cousine Enrichetta Gandolfo dite Gandolphe, député en 1866-1867. CARCASSONNE (Joseph, aîné), Israélite de France, en 1812, mort à Tunis le 3 juin 1884, député en 1859- 1860 et 1865-1866, Chevalier de la Légion d'honneur.

VENTRE (Mar/us-Augustin) à Signe (Var) en 1806, fils d'Antoine, marié à Tunis le 23 décembre 1840 à Maria Antonietta Albani qui lui donna huit enfants, mort à Tunis le 6 mai 1879. Venu d'Alger après 1830 pour reprendre le fonds de son frère Joseph, il fut député en 1868-1869, en 1872 et en 1876-1877; il avait associé assez tôt à ses affaires son fils aîné Fortuné, à Tunis le 25 novembre 1841.

CHAPELIÉ (Louis-Henri-Alfred), à Tunis en 1828, marié à Sarah Houston, Américaine, mort à Tunis en 1908. Il descendait de la famille française la plus anciennement fixée dans la Régence, des protestants réfugiés à Tunis en 1685, après la Révocation de l'Edit de Nantes et qui s'y installèrent définitivement au début du XVIIP'"^ siècle. Alfred Chapelié avait abandonné le négoce des grains et des huiles pour la banque et le courtage. Il fut député de la Nation en 1858-1859 et 1864-1865. (Reg. Ste Croix. Renseignements fournis en 1955 par MM. Jean Ventre, Alfred Chapelié et Louis Hue, négociants à Tunis. Tunis journal, 5 juin 1884 : article nécrologique concernant Joseph Carcassonne. P. Grandchamp : Notables français à Tunis de 1592 à 1881, R.T. 1942, pp. 201.241).

Avec les Dumergue, originaires d'Aix-en-Provence, les Stalla et les Gandolphe, Génois passés très tôt sous la protection française, on arrivait à un total de dix familles de négociants français vers 1860.

La colonie française comptait encore une demi-douzaine de courtiers juifs indigènes, agents des négociants européens, qui avaient réussi à se faire naturaliser, on ne sait avec quels appuis. Ainsi les Fôa, David-Vita Forti, à Tunis en 1806, époux en seconde noces de Rachel Costa; Vittorio-Salomone (ou Salomon) Garsin, le 14 mars 1818 à Livourne, protégé toscan jusqu'en 1848, naturalisé Français en 1849 (arrêté du Président du Conseil 1656. Bull. Lois. Suppl. 1849, vol. 1, p. 820). Mais les négociants français les tenaient à l'écart, et pendant longtemps refusèrent de les élire députés de la Nation française (A. E. Tunis, vol. 15. Consulats. Dépêche de Rousseau. Tunis, 8 janvier 1855). Garsin fut le premier à accéder à cette charge en 1863, à la faveur d'une élection partielle provoquée par le départ de Félix Mercier.

85 Paolo Antonio GNECCO était le plus riche négociant de Tunis. à Gênes en 1789, mari de Paola Re, il s'était fixé à Tunis vers 1815 et mourut à Gênes le 17 juillet 1866. Il avait marié sa fille aînée Maria Luigia au négociant français Emilien Rousseau et les trois autres à des agents consulaires italiens ; il était ainsi le beau-père du consul Fasciotti. Ses fils Francesco et Giuseppe étaient associés aux affaires. L'aîné, à Tunis, le 20 décembre 1816, avait épousé à Tunis le 5 juillet 1847 une Française, Marie-Josèphe Arnaud, qui lui donna cinq enfants ; il mourut à Tunis le 3 juillet 1876 ; Giuseppe, à Tunis le 9 avril 1826, épousa successivement à Tunis, le 10 février 1858 Ida Costa qui mourut en 1861 après lui avoir donné deux enfants, et, en mai 1865, Gerolama Fava, dont il eut huit enfants.

Stefano TRAVERSO, à Loano (Ligurie) en 1807, marié à Tunis le 17 juillet 1834 à Maddalena Pignatari dont il avait eu huit enfants, mourait à Tunis le 24 octobre 1861. Ses fils aînés Pietro et Amedeo, nés à Tunis en 1837 et 1840, reprirent sa succession en s'associant ; sa fille aînée, Luigia, née à Tunis en 1835, avait épousé en 1852 un interprète du bey d'origine égyptienne et syrienne mais catholique, Elias Mussalli, qui devint, en 1860, sous-directeur des Affaires étrangères.

Andréa PELUFFO était, après les Gnecco, le plus gros négociant italien de Tunis. à Pietra Ligure, le 6 février 1801, mari d'Angela Castellani, il mourut à Tunis le 17 novembre 1881.

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des avocats, le personnel des consulats formaient une minorité d'une trentaine de familles au plus vivant dans la richesse ou dans l'aisance.

Au dessous d'eux, la masse de la population italienne ou maltaise formait un prolétariat misérable dont les conditions d'existence étaient des plus précaires. La plupart des immigrants étaient de pauvres gens arrivés sans argent ni bagage, qui devaient vivre au jour le jour de métiers de fortune ou d'industries boiteuses. A Tunis, les Maltais étaient cochers et voituriers ; sur la côte, à Sfax notamment, ils se livraient principalement à la contrebande ; ils embarquaient de nuit les huiles du Sahel, introduisaient en fraude les cotonnades ou les armes d'origine anglaise qu'ils destinaient aux tribus de l'intérieur ou de l'Algérie. Comme les Grecs, les Italiens étaient pêcheurs. A Tunis, ils exerçaient surtout des métiers manuels ; ils étaient maçons, menuisiers, cordonniers, fabricants de pâtes, horlogers, manœuvres*^. Leurs femmes se plaçaient comme domestiques ou comme nourrices chez les négociants de la ville; leurs enfants, pieds nus, en haillons, étaient dans la rue cireurs, porteurs d'eau, portefaix. La nuit, les familles s'entassaient sur la paille et la vermine à huit ou dix par pièce dans les taudis des quartiers francs, cabanes édifiées avec des moyens de fortune, fondouks délabrés qu'avaient abandonnés les négociants européens. Les maladies, les épidémies®^ faisaient périodiquement leurs ravages. Quelques sœurs de charité qui dispensaient leurs soins à domicile et entretenaient à Tunis un hôpital de quelques lits, ne pouvaient soulager toutes les misères. Chaque année le consul d'Angleterre, celui de Naples puis d'Italie devaient rapatrier plusieurs familles tombées dans le plus complet dénuement, enlever quelques fillettes à la prostitution.

Les consuls européens n'étaient pas seulement chargés de la défense de leurs nationaux ; leur pavillon couvrait encore un certain nombre de familles d'étrangers ou de Tunisiens, qui, pour des raisons diverses s'étaient placées sous leur juridiction ; c'étaient les protégés. Ainsi, la Grèce n'entretenant pas de consulat dans la Régence, les Grecs se répartissaient à leur gré entre les consulats de France et d'Angleterre. Les Romains étaient protégés français, comme les moines de la mission catholique. Italiens en grande majorité que soutenait de Lyon la société de la Propagation de la Foi. Le consulat de France était également chargé de la protection des Algériens. Mais les protégés étaient surtout des Juifs qui cherchaient à échapper à la juridiction du bey en excipant d'une prétendue origine algérienne ou italienne. La question des protections engendrait d'innombrables abus ; elle entretenait d'incessantes contestations avec le gouvernement tunisien qui n'admettait pas de voir certains de ses sujets échapper à son autorité et à sa fiscalité.

Gaetano FEDRIANI était le correspondant de la compagnie de navigation Rubattino. à Gênes en 1811, il avait épousé en 1841 une Génoise de Tunis, Emilia Gandolfo; il mourut à Tunis le 11 mai 1881.

Les négociants génois n'étaient pas plus nombreux que les Marseillais. On pourrait citer encore Giovanni Vignale, Paolo Cassanello, Gian-Batista Escano, les Costa, Comme les Bogo, des Italiens protégés autrichiens, les Raffo étaient au service du bey mais ils s'occupaient également ; de négoce.

86 Dans les registres paroissiaux de l'Eglise Ste Croix de Tunis, nous avons recensé 290 professions exercées par des Italiens entre 1845 et 1864. Les maçons représentaient 27% de cette population active ; avec les menuisiers, les ébénistes (13%), les peintres, 42% des Italiens de Tunis travaillaient dans le bâtiment. Venaient ensuite les marins et pêcheurs (9%), les négociants, commerçants et leurs employés (8%), les meuniers, boulangers et fabricants de pâtes (5%). Au total 88% des Italiens exerçaient des métiers manuels. A La Goulette, 60% des Italiens étaient marins ou pêcheurs. Nous n'avons pu procéder à la même enquête au sujet des Maltais, l'indication de leur profession ne figurant qu'exceptionnellement sur les mêmes registres paroissiaux.

87 En juin-juillet 1850, en sept semaines, le choléra enlevait 113 personnes dans la colonie catholique de Tunis, 46 à nouveau en août-septembre 1856,114 de juin à août 1867.

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Les colonies européennes étaient difficiles à administrer. Les consuls disposaient cependant sur leurs nationaux et leurs protégés de pouvoirs très étendus, ils pouvaient juger, expulser à leur gré les sujets indésirables. Les Capitulations leur réservaient en effet le droit déjuger au criminel dans toutes les affaires leurs nationaux étaient impliqués; ils connaissaient également de toutes les contestations civiles entre Européens et, bien que le bey n'eût pas formellement renoncé à ses droits, l'usage s'était établi que toutes les affaires les Européens plaidaient défendeur fussent évoquées devant un tribunal consulaire. Appel pouvait être porté devant les tribunaux d'Aix-en-Provence, de Malte ou de Livourne ; les affaires criminelles les plus graves étaient directement déférées devant les cours françaises, anglaises ou italiennes®®.

Mais les consuls n'étaient pas toujours obéis : les janissaires des consulats manquaient d'autorité; Maltais et Siciliens étaient trop nombreux pour être efficacement surveillés. Nombreux étaient les mauvais sujets dans la colonie anglo-italienne, repris de justice, se dissimulant à Tunis sous un nom d'emprunt, immigrants sans moyens d'existence avouables. Les plus dangereux étaient généralement assez vite repris, mais il restait quantité de jeunes hommes sans ressources, violents de caractère, que pouvaient tenter l'obscurité des ruelles et la fragilité des murs des magasins. Les rixes après boire, les agressions nocturnes, le pillage des entrepôts alimentaient la chronique locale et faisaient du quartier franc de Tunis un des moins sûrs de la ville®^.

Les conflits d'intérêts des négociants européens entretenaient d'autres difficultés avec le gouvernement du bey. Tantôt c'étaient des créances ou des fournitures impayées par le bey dont le consul devait poursuivre le recouvrement, tantôt des conflits au sujet de protections que le bey refusait de reconnaître, les affaires embrouillées de quelque Juif dont un négociant européen acceptait de se charger moyennant finances. Le consul d'Angleterre devait s'occuper surtout des menus délits d'une colonie maltaise nombreuse et misérable qu'il traitait avec hauteur. Son collègue de France traitait principalement d'affaires commerciales ; la colonie française se réduisait à quelques familles de négociants doublées d'employés et d'ouvriers au service du bey. De tous, le consul d'Italie était le plus mal partagé : il devait à la fois surveiller une colonie sicilienne remuante, défendre les intérêts des courtiers livournais et des négociants génois. L'esprit d'intrigue des notables génois qui formaient coterie et comme les Gnecco, cherchaient à diriger le consulat étaient plus redoutable encore. Les Génois étaient prompts à se plaindre à Turin, à susciter des cabales, des campagnes de presse dans les journaux de la péninsule ; ils menaient la vie difficile aux consuls trop indépendants qui voulaient leur résister^®.

En fait, le statut juridique des Européens qui, du XVI™® au XVlll™® siècle, avait été adapté aux besoins d'une poignée de commerçants campés dans le pays pour des séjours de quelques années, ne correspondait plus à la situation nouvelle qu'avait créée

88 F. 0. 102/94. Mémorandum sur la justice consulaire à Tunis. F. 0. 24 octobre 1872. - Arch. Rome. Pinna à Visconti-Venosta. Tunis 14 juin 1870.

89 Reg. Ste Croix ; décès à la suite de rixes, d'assassinats. F. 0. 10 2/51 Wood à Clarendon. Tunis, 25 novembre 1856 et, passim, dans Corresp. consulaire anglaise.

Arch. Rome dépêches de Conti Cestari, vice-consul gérant le consulat à Tunis, 1^*^ septembre, 17 septembre, 2 octobre 1861 etpassim. Corresp. De Fasciotti, Bensa, Gambarotta. En juin 1854, un officier italien dépéché en mission à Tunis, le commandant Ricci, écrivait : «Parmi les Européens domine l'élément sicilien ou maltais, canaille en grande partie, spécialement ces dernièrs». (Relazione e rapporta sulla Tunisia del maggiore Agostino Ricci. Arch. Ministero délia Difesa, carton 8. Africa).

90 Démêlés de Bensa avec la coterie Gnecco-Fedriani, difficultés de Gambarotta.

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l'implantation de colonies nombreuses en perpétuel accroissement. Le gouvernement du bey souhaitait recouvrer l'exercice d'une juridiction à laquelle il n'avait jamais formellement renoncé. Les interdictions légales qui frappaient les Européens, l'interdiction de posséder des biens immeubles dans la Régence, étaient tournées; les négociants étrangers achetaient des maisons sous le couvert d'hypothèques fictives, quelques-uns possédaient même des olivettes dont ils percevaient le revenu sous forme de rentes annuelles. Ce régime de prête-nom, les rivalités entre consulats entretenaient dans les quartiers francs une réelle anarchie qu'aggravaient encore l'indiscipline des Européens et l'absence d'une véritable police.

La question d'une réforme judiciaire était soulevée par le bey à l'occasion des réformes constitutionnelles qui étaient alors en chantier depuis 1857. Le gouvernement avait émis la prétention de soumettre à sa juridiction indistinctement Tunisiens et étrangers, en échange du droit de propriété qu'il consentait à leur accorder. Mais les consulats européens qui se défiaient à juste titre de la justice tunisienne avaient refusé tout net, avec l'appui de leurs gouvernements. La mesure avait été rapportée : une commission tunisienne avait été désignée pour trancher les conflits en suspens entre les étrangers et le gouvernement. Mais cette commission ne devait satisfaire personne. Les négociants européens protestaient hautement contre des innovations qu'ils jugeaient préjudiciables à leurs intérêts. Néanmoins, les consuls reconnaissaient la nécessité d'installer un système de tribunaux mixtes composés de Tunisiens et d'étrangers qui offriraient des garanties suffisantes d'impartialité. Cette question était à l'étude dans tous les consulats. Elle n'était pas résolue en 1873, après quinze ans de négociations et de vaines discussions. En même temps, avec l'agrément des principaux consulats, le gouvernement tunisien esquissait un règlement municipal qui devait résoudre les problèmes de police, de voirie et de circulation de la capitale, aussi bien dans le quartier européen que dans la ville indigène. La question ne devait pas aboutir plus tôt, malgré les efforts des consuls, en raison de l'indifférence du gouvernement tunisien et de la mauvaise volonté des ressortissants européens qui se refusaient par principe au paiement de la moindre taxe municipale.

En revanche, dès octobre 1863, le consul Wood passait avec le gouvernement tunisien un traité qui reconnaissait aux Anglo-Maltais installés dans la Régence le droit d'acquérir et de posséder des biens immeubles, mais à la condition expresse que toutes les contestations qui pourraient en résulter seraient soumises à la loi locale et jugées en conséquence par les tribunaux tunisiens. Wood avait mené la négociation à l'insu de ses collègues. Aussi cette mesure fut-elle particulièrement mal accueillie aux consulats de France et d'Italie. Le gérant du consulat de France, l'élève-consul Moulin déclarait que le consul anglais abandonnait ses ressortissants à la justice du bey; il expliquait cette décision par le peu d'intérêt que Wood accordait à la colonie maltaise, et son désir de se concilier le gouvernement tunisien®^.

En réalité, le consul d'Angleterre visait plus loin. Dans cette Régence l'Angleterre n'avait guère d'autres intérêts que la protection d'un prolétariat maltais misérable, il souhaitait attirer des capitalistes anglais qui pourraient créer des entreprises agricoles, des installations industrielles, et développeraient dans tous les domaines l'influence de leur pays. Mais les Maltais n'étaient pas sacrifiés pour autant, ils allaient trouver dans l'agriculture une activité qui leur était refusée jusqu'alors. Lorsqu'il quittait la Régence,

91 Arch. Rés. Moulin à Drouyn de Lhuys. Tunis, 22 octobre et 7 novembre 1863.

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quinze ans plus tard, Wood pouvait se féliciter des heureuses conséquences du traité de 1863. Cinq cents familles maltaises avaient quitté les taudis surpeuplés des grandes villes pour s'installer sur leurs terres au milieu des jardins qu'elles cultivaient, dans la banlieue de Sfax, de Tunis et de Sousse^^

L'événement avait donné raison au consul d'Angleterre. Ses collègues, d'ailleurs, n'avaient pas tardé à Limiter en faisant adhérer leurs gouvernements à la convention de 1863, l'Autriche la première, dès janvier 1866, l'Italie seulement en septembre 1868, la France en dernier, en juin 1871.

b) Commerce et contrebande

La protection de colonies européennes déjà nombreuses était sans doute l'un des premiers soins des grandes puissances, dans leur politique tunisienne. Mais pour la France, et même pour l'Angleterre et l'Italie, les intérêts de leur commerce, les entreprises européennes dans la Régence, avaient à leurs yeux autant, sinon plus d'importance. Pour la France, il s'agissait d'une tradition fort ancienne puisque, dès 1577, Henri 111 avait créé un consulat à Tunis pour protéger les commerçants marseillais qui s'y installaient. La France avait toujours défendu avec vigueur le régime des Capitulations qu'elle avait fait appliquer à Tunis, comme dans le reste de l'Empire ottoman.

Pendant longtemps les négociants marseillais et génois de Tunis n'avaient exercé dans leurs comptoirs qu'un commerce de type colonial assez limité. Les Régences barbaresques vendaient un peu de laine, de grain et d'huile. Mais l'insécurité étant de règle en Méditerranée, ces échanges avaient peu d'ampleur ; la guerre de course, la liquidation des prises prenaient autant d'importance que le commerce régulier.

Au cours du XIX™® siècle, à la faveur du rétablissement de la paix en Europe, de la fin de la course en Méditerranée, et surtout du rapide développement industriel de l'Europe occidentale, les négociants s'étaient faits les agents d'une pénétration commerciale en profondeur qui avait complètement transformé les courants d'échange traditionnels. Les navires étrangers venaient chercher dans la Régence des matières premières et des denrées alimentaires; ils apportaient en revanche des produits manufacturés qui, par leur nouveauté, leur bas prix, séduisaient bien vite les indigènes. Chaque année les importations prenaient plus d'ampleur : à La Goulette, le premier port tunisien, elles atteignaient en valeur le double des exportations. Les échanges du port doublaient en moins de quinze ans, passant de 12 millions de francs en moyenne dans les trois années 1846-1848 à 24 millions en 1860-1862. Cette tendance précipitait le déclin des industries artisanales endormies dans une routine séculaire. Les corporations industrielles étaient atteintes les unes après les autres. Les cotonnades anglaises, les lainages et les soieries de France prenaient la place des tissus indigènes aussi bien dans l'intérieur que dans les villes. L'importation de quincaillerie, d'armes, de bijoux européens ruinait pareillement les artisans tunisiens des métaux. La Régence était un marché facile pour les produits européens. Le régime des Capitulations, confirmé par divers traités conclus au XIX™® siècle, imposait au bey de maintenir un droit maximum de 3% ad valorem sur tous les produits importés. Pour trouver des ressources nouvelles, le gouvernement tunisien en avait été réduit à taxer les exportations du pays. 11 s'était établi ainsi un système douanier absurde qui grevait les produits tunisiens de charges variant entre 8 et 25% mais qui laissait sans protection le marché national.

92 F. 0.102-125. Wood à Salisbury, mémorandum. Tunis, 11 mars 1879.

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En 1860, trois pays, la France, l'Italie et l'Angleterre assuraient 92% des échanges tunisiens. Leurs navires faisaient presque tout le commerce extérieur et même la majeure partie du cabotage entre les divers ports de la Régence. De loin en loin, apparaissaient à Sousse ou à La Goulette quelques bâtiments grecs, Scandinaves, autrichiens, ottomans, ou des navires battant pavillon de Jérusalem. Quelques barques tunisiennes se livraient à un médiocre cabotage entre Tunis, La Goulette et les ports du Sahel.

Les navires italiens étaient les plus nombreux, mais la plupart d'entre eux n'étaient que de simples barques, balancelles ou tartanes montées par quelques hommes, qui naviguaient à vue dans le détroit de Sicile. Les bâtiments français et anglais étaient des vapeurs de moyen tonnage, mais le pavillon britannique était également représenté par des barques maltaises qui pratiquaient la contrebande autant que le commerce régulier, sur les côtes méridionales de la Tunisie. En 1860, la compagnie Touache entretenait un service hebdomadaire de vapeurs entre Marseille et Tunis par Stora et Bône. Deux compagnies de navigation anglaises desservaient plus ou moins régulièrement l'escale de La Goulette. La compagnie génoise Rubattino avait établi une liaison bimensuelle entre Gênes, Cagliari et Tunis ; une autre compagnie italienne inaugurait à son tour, en février 1863, un service bimensuel entre Palerme et Tunis.

Entre 1861 et 1865, La Goulette était visitée en moyenne par plus de 600 navires chaque année, jaugeant au total 80.000 tonneaux. Le pavillon français n'était représenté que par 90 à 95 navires, mais il s'assurait la première place pour le tonnage (30.000 tonneaux en moyenne] grâce aux voyages hebdomadaires des paquebots Touache. Le pavillon italien venait au second rang avec 350 entrées et 27 à 28.000 tonneaux de jauge; le pavillon anglais suivait d'assez loin avec une cinquantaine de navires déplaçant environ 12.000 tonneaux®^. En revanche, à Sfax et dans les ports du Sahel qui n'étaient visités par aucun service régulier de vapeurs, les Italiens assuraient à eux seuls près de la moitié du mouvement des navires, 105 entrées sur 213, 6.300 tonneaux sur 14.600 pour le port de Sousse entre 1860 et 1864. Dans le même port les pavillons anglais et français, distancés d'assez loin, arrivaient à égalité avec 2.800 tonneaux chacun, représentés par 44 navires anglais et 27 français®'^.

Les ports tunisiens n'étaient que des rades foraines les gros bâtiments devaient s'ancrer à distance du rivage. Les opérations de chargement et de déchargement étaient longues. Il fallait les interrompre parfois en cas de tempête. Faute d'installations portuaires suffisantes, chaque année des navires devaient repartir sur lest ou renoncer à décharger leur cargaison. La Goulette même n'avait pas 200 mètres de quais ; sa passe

93 La navigation tunisienne n'était représentée que par une soixantaine de barques jaugeant ensemble moins de 2.000 tonneaux.

94 Ces chiffres ont été établis d'après les statistiques commerciales fournies chaque année par le vice-consul de France à La Goulette, en même temps consul de Belgique. Ch. Cubisol. Tableaux détaillés du trafic de la Goulette en 1861, 1862. 1863, 1864 et 1865 trafic global de tous les ports tunisiens en 1861 et 1862. renseignements épars (Corresp. consulaire française. Arch. Rés. A. E. Tunis. Passim. 1861-1866 Tableaux publiés dans le recueil consulaire belge : 1863, IX, p. 676 : 1864. X. pp. 129430 ; 1866. XII, pp. 479-480), Nous avons utilisé également les renseignements de source anglaise (Rapports commerciaux de Wood. F. O. 102/64 à 102/75. Passim) de source italienne (Arch. Rome, années 1861-1866, passim, et rapports des vice-consuls à Sousse et à La Goulette, de Govzueta et De Gubernatis : Commercio di Susa e del Sahel nel 1864, Bolletino consolare, vol. III. fasc. IV. p. 443 : Importanza commerciale del porto di Susa nella Tunisia. Ibid. vol. IL p. 286). Les tableaux commerciaux de source tunisienne (Arch. Tun. Carton 94. Doss. 120 et 121) sont difficilement utilisables. Ils ne fournissent pas les valeurs ni le détail par ports et ne précisent pas si la mesure de compte utilisée est celle de Tunis ou des autres régions. Les tableaux généraux du commerce de la France ne donnent que l'ensemble des échanges français avec les Etats barbaresques, Tunis, Tripoli et Maroc.

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s'envasait. Toutes les marchandises devaient subir des transbordements coûteux sur des barques de faible tirant d'eau qui assuraient par le lac presque tous les échanges entre la capitale et son port. La Goulette était cependant de beaucoup, le premier port de la Régence : il assurait à lui seul 90% des importations du pays et près de 44% des exportations. Les autres ports, en particulier ceux du Sahel, Sousse, Monastir et Mahdia, se consacraient presque exclusivement à l'exportation des huiles. Leur trafic variait en fonction de la récolte. Certaines années, Sousse l'emportait sur La Goulette pour la valeur des exportations, mais, en moyenne, il n'assurait que 27% de ce trafic, les trois ports du Sahel faisant ensemble 48 % des exportations et moins de 5% des importations totales de la Régence. Sfax exportait également des huiles, mais aussi des grains, et, comme Djerba, des éponges et des tissus indigènes. La ville était en même temps un important centre de redistribution de produits importés. D'après les statistiques consulaires, Sfax n'aurait reçu guère plus de 3 % des importations tunisiennes (630.000 frs environ) ; en réalité, à Sfax la contrebande maltaise était une institution^^ : les Maltais embarquaient de nuit les huiles et les grains, ils importaient en fraude des cotonnades, des armes et de la poudre anglaises dont les caravanes ravitaillaient ensuite les nomades du centre et du sud tunisien et même les tribus algériennes du Sud. 11 fallait doubler au moins, sinon tripler le chiffre des importations régulières, augmenter sensiblement celui des exportations pour apprécier à sa juste valeur l'importance commerciale de Sfax, vers 1860.

Le commerce extérieur de la Tunisie (Moyenne 1861-1865).

Le trafic de La Goulette était largement déficitaire. Les exportations ne couvraient que 53% des importations, 9.387.000 francs en moyenne contre 17.633.000 francs, entre 1861 et 1865. Mais, grâce au trafic exportateur des autres ports tunisiens, la balance commerciale tunisienne paraissait encore excédentaire au total : 19.597.000 francs d'importations contre 21.354.000 francs d'exportations. 11 fallait tenir compte, il est vrai, de la contrebande qui s'exerçait dans les deux sens mais qui tendait surtout à introduire en fraude des produits étrangers dans la Régence®^. 11 est probable que les échanges réguliers et irréguliers du pays devaient s'équilibrer alors entre 21 et 22 millions de francs.

95 Les autorités anglaises étaient les premières à le reconnaître. (Rapport de Stevens, vice-consul anglais à Sousse. chargé d'enquêter sur la contrebande maltaise. Sousse, 7 juillet 1858 (Arch. Tun. Doss. 117, carton 94) et, passim, Corresp. consulaire anglaise).

96 L'exportation clandestine des huiles du Sahel ou des grains des plaines de la Medjerda vers Malte ou vers Bône était encouragée par l'exagération des droits d'exportation qui grevaient lourdement le prix d'achat. Les produits importés ne payaient qu'un droit de douane de 3%, mais ils étaient taxés encore aux portes des villes, sur les marchés. On échappait à toutes ces taxes en débarquant de nuit sur une plage et en acheminant directement les marchandises vers l'intérieur. Cette contrebande était stimulée par la facilité de transporter et de dissimuler les balles de cotonnades, par la prohibition qui pesait théoriquement sur le commerce des armes et de la poudre.

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FRANCE

Le trafic de La Goulette (Moyenne 1861-1865)

Importations 17.633.733 Fr. - Exportations : 9.387.000 Fr.

Dans ce commerce, la France occupait une place privilégiée. Elle était servie par sa proximité de la Régence, le développement de son industrie et surtout par l'installation d'une colonie marseillaise des plus actives. Les négociants de Tunis faisaient collecter par leurs agents de la côte et de l'intérieur les huiles du Sahel destinées à l'industrie marseillaise, les dattes du Djérid, des laines et des peaux, ils traitaient avant la récolte par un système d'avances aux villageois du Sahel, ils achetaient au gouvernement le produit des impôts en nature. Pour acquitter les droits de sortie, ils négociaient l'acquisition de teskérés ou permis d'exportation®^. Lorsque le gouvernement était court d'argent, il s'adressait aux négociants français qui lui avançaient des fonds, en échange de teskérés ou de produits à percevoir sur la récolte suivante. En revanche, les négociants faisaient valoir à la cour les bijoux, les parfums, les articles de luxe qu'ils pouvaient faire venir de France. Leurs correspondants de Marseille, les Roux, les Audibert, Joseph Pastré surtout, des maisons parisiennes leur expédiaient des soieries, des lainages, du sucre, du café, des bougies, de la quincaillerie, des vins et des liqueurs®®. A Paris, la maison Rothschild se chargeait de toutes les fournitures de l'Etat, achat de matériel, de navires, frappe des monnaies®®. La France fournissait ainsi la moitié des importations tunisiennes, 9.487.000 francs en moyenne par le seul port de La Goulette, près de 10 millions pour l'ensemble du pays. Cette balance commerciale était largement favorable à la France qui n'importait guère que 7 millions de produits tunisiens. Encore, dans la liste des produits importés de Tunis, figurait-il des articles dont les navires français n'assuraient que le transport, comme les chéchias destinées à l'Algérie.

Les négociants génois jouaient le même rôle que les commerçants français, ils achetaient surtout des grains, mais aussi des huiles qui étaient épurées en Italie et

97 F. 0.102/55. Wood à Malmesbury. Tunis, 20 octobre 1858.

98 Marius Ventre qui s'occupait d'exportation d'huile et de grains représentait en même temps une douzaine de maisons françaises, comme le Comptoir des Quincailleries de l'Est, la maison de tissus Rostand de la rue du Sentier à Paris. (Renseignements fournis par M. Jean Ventre et M. Louis Hue de Tunis). Van Gaver représentait les Roux de Fraissinet de Marseille et les Rothschild (Arch. Tun. Carton 113, Doss. 319 et 334), Chapelié, une douzaine de banques françaises dont le Crédit Lyonnais.

99 Arch. Tun. Doss. 319, carton 113. Correspondance des frères Rothschild avec le gouvernement, 1846-1860.

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réexportées en grande partie vers l'Europe centrale. Mais l'industrie italienne ne pouvait guère alimenter les exportations de la péninsule. Celles-ci se réduisaient à des soieries et à des cotonnades - en partie d'origine anglaise d'ailleurs - ,des denrées alimentaires et des vins courants. La plupart des barques italiennes arrivaient sur lest dans les ports tunisiens. Aussi les importations d'origine italienne ne représentaient-elles que les 2/5 des importations françaises, soit 3.800.000 Frs. Les exportations à destination de l'Italie, s'élevant à près de 8 millions de francs, la balance des échanges italiens avec la Tunisie était particulièrement déséquilibrée.

L'Angleterre ne bénéficiait pas de la même organisation commerciale que la France et l'Italie. La colonie britannique n'était représentée dans la Régence que par un prolétariat maltais besogneux et une demi-douzaine de courtiers israélites qui s'occupaient essentiellement de prêt sur gage. L'Angleterre achetait assez peu de produits tunisiens : elle arrivait au troisième rang des nations importatrices, avec une moyenne je 4 millions de francs chaque année. Encore la plupart des produits embarqués sur des navires anglais constituaient-ils seulement du fret pour les services réguliers ou les tramps qui déposaient à Tripoli ou à Alexandrie les ballots de chéchias et de tissus indigènes inscrits dans les statistiques consulaires comme exportations à destination de Malte ou de l'Angleterre. L'Angleterre n'achetait guère que des huiles ; l'Amirauté se réservait chaque année la majeure partie des bêtes sur pied exportées par La Goulette, pour le ravitaillement de la garnison anglaise de Malte et des équipages de la flotte. En revanche, l'Angleterre était largement exportatrice : à Sfax et dans les ports du Sahel, elle était presque seule à vendre. Les cotormades du Lancashire faisaient prime sur le marché tunisien, dans le sud aussi bien qu'à Tunis, mais dans la capitale, les autres exportations anglaises rencontraient la concurrence des produits français. Sauf pour les cotonnades, l'Angleterre était distancée dans tous les domaines ; elle ne pouvait bénéficier de l'écrasante supériorité de son industrie lourde, la Tunisie n'achetant ni houille ni matériel d'équipement. Aussi, à La Goulette, les importations anglaises n'arrivaient-elles qu'à égalité avec celles de l'Italie, 3.858.000 francs chaque année entre 1861 et 1865. Pour l'ensemble du pays, l'Angleterre arrivait seconde assez loin derrière la France, avec un total de ventes de 5.300.000 francs, 6 millions peut-être, en tenant compte de la contrebande.

Ainsi, vers 1860, les intérêts commerciaux des grandes Puissances en Tunisie étaient-ils considérables. Les cabinets de Paris, de Londres et de Turin recommandaient à leurs consuls de les protéger tout spécialement. Mais la Régence pouvait offrir d'autres possibilités aux entreprises européennes.

c) Les rivalités économiques

La fertilité du sol tunisien était bien connue : on évoquait les récoltes miraculeuses de V Africa romaine, grenier à blé de l'Italie, la forêt d'oliviers qui s'étendait largement à l'intérieur. Les ruines romaines attestaient l'extension de la colonisation aux plus beaux jours de l'Empire. Mais toutes ces terres étaient alors mal exploitées ; de vastes étendues restaient en friche, couvertes de broussailles pâturaient quelques maigres troupeaux. Les forêts du nord-ouest étaient dévastées par une exploitation inconsidérée, par les ravages des troupeaux et des incendiesioo.

100 En 1864 le bey nommait un inspecteur des forêts de Tabarka, Jean Gaétan Fanelly. Mais cet agent ne fut jamais payé. Il semble avoir surtout exploité pour son compte le bois et le liège des forêts de l'Etat (Arch. Tun. Doss. 608 et 609, carton 240).

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La Régence disposait encore de ressources minières dont on ne tirait aucun parti. On connaissait les carrières de marbre de Chemtou ; des ingénieurs français avaient recensé les gisements de plomb et de fer des confins algéro-tunisiens, autour du Kef, dans la région de Tabarka surtout dont on s'exagérait notablement la richesseioi. Les mines de plomb et de zinc du Djebel Ressas près de Tunis, celles de plomb

de Djebba, à seize kilomètres de Teboursouk, avaient été mises en valeur à l'époque romaine, mais elles restaient abandonnées. Des monticules de scories attestaient seulement l'importance et l'ancienneté de l'exploitationio^.

Pour les communications, tout restait à créer ; la Régence n'avait ni routes, ni canaux, ni voies ferrées, ni ports dignes de ce nom. La terre avait peu de valeur, la main d'œuvre était bon marché. Mais les Européens n'avaient pas le droit de propriété dans la Régence, l'exploitation minière, l'installation de moyens de transports étaient soumises à une autorisation beylicale.

En fait, avant 1855, rien de sérieux n'avait été entrepris. La Sardaigne n'avait pas de capitaux ; elle avait trop à faire dans la péninsule pour réorganiser son armée et créer des chemins de fer avec l'appui de la France, pour songer alors à la Tunisie. Les capitalistes de Londres connaissaient à peine l'existence de la Régence ; beaucoup d'entre eux avouaient ignorer si elle était peuplée de blancs ou de noirsio^. Les seuls efforts qui avaient été tentés venaient d'Algérie. Depuis 1849, une compagnie française exploitait un gisement de plomb argentifère sur la frontière, au Kef oum Teboul, près de La Calle. Estimant que le gisement se prolongeait vers l'est, elle demandait périodiquement l'octroi d'une concession en territoire tunisien et sollicitait également le droit d'exploiter les hypothétiques richesses de la région de Tabarka. Mais le gouvernement beylical qui n'avait pas souscrit à la délimitation de la frontière, ne voulait rien entendre. 11 prétextait l'insécurité de la région pour refuser, et prétendait d'ailleurs que la mine d'Oum Teboul elle même se trouvait en territoire tunisienio"*. Depuis le règne d'Henri IV, la France jouissait du monopole de la pêche du corail sur les côtes tunisiennes du nord, mais ce n'était guère qu'un prétexte à redevance sur les barques italiennes ou espagnoles qui s'y adonnaient sous la protection du pavillon français^o®.

Wood comprenait toute l'importance des questions économiques. Pour développer le commerce et l'influence britannique dans la Régence, il s'attacha, dès son arrivée à

101 Aucun des gîtes reconnus n'était exploitable (Arch. Tunis. Doss. 573, carton 239. Rapport de l'ingénieur Letellier. Vaux, près Soissons, 18 septembre 1850 ; Ibid. Doss. 571, carton 239 : rapport de l'ingénieur Dubois. Tabarka, 6 mars 1856). Des légendes circulaient également au sujet de l'existence de mines d'or dans le centre de la Régence.

102 Cependant un ingénieur français au service du bey, Bineau, avait obtenu en 1828 la concession du gisement du Djebel Ressas. En 1838, Ahmed Bey avait décidé de reprendre l'exploitation de la mine de Djebba dont il confiait la direction à un Français, Daux, sous le contrôle de l'ingénieur Benoît. Un matériel moderne avait été amené sur place, mais les travaux n'avancèrent pas. En 1850, l'ingénieur Letellier ne trouvait à Djebba qu'un dépôt de machines à l'abandon, rouillées avant d'avoir servi. (Arch. Tun. Doss. 573, carton 239, Rapport Letellier. op. cit), Néanmoins, l'exploitation de Djebba émargeait au budget jusqu'en 1863. (Arch. Tun. Doss. 576, carton 239 : comptes d'exploitation de 1255 à 1280).

La mine du Djebel Ressas est encore exploitée à l'heure actuelle ; en 1954, la Société de Penarroya en a tiré 13.000 tonnes de minerai de plomb.

103 F. 0. 335/111/1. Santillana à Wood. Livourne, 22 mai 1857.

104 Arch. Rés. De Theis à Baroche. Tunis, 19 avril et 3 mai, 18 et 21 août 1851. La mine d'Oum Teboul, concédée en juillet 1849 au négociant marseillais Roux de Fraissinet, appartenait alors à la compagnie Frayssinet Talabot. De l'aveu même des autorités françaises, l'exploitation avait été poussée en territoire tunisien (A. E. Mém. et Doc. vol. 13, note 19. Arch. Guerre. Carton 13, Tunisie. Note du maréchal Randon. Paris, 1^'^février 1867).

105 Arch. Rés. Dép. commerciale. Tunis, 6 janvier 1868.

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Tunis, à obtenir des concessions en faveur de ses nationaux et à implanter dans le pays des intérêts véritablement anglais. Dès 1856, il obtenait en faveur d'un certain Rôlesi°®, un Anglais qui entendait introduire la culture du coton en Tunisie, la location d'une vaste propriété appartenant au premier ministre ; c'était le domaine de la Djédeida qui offrait plusieurs milliers d'hectares de terres faciles à irriguer dans la vallée de la Medjerda, à trois heures de route de la capitaleio^. En même temps Wood étudiait les possibilités cotonnières du Sahel ; il y envisageait la constitution de domaines oléicoles, l'importation de presses à vapeur pour récupérer les grignons d'olives médiocrement traités par les presses indigènes.

Mais ses ambitions étaient plus vastes et surtout plus cohérentes. C'est tout un plan de colonisation agricole et industrielle qu'il échafaudait, une colonisation de type capitaliste dirigée par des hommes d'affaires anglais exploitant de grands domaines ou des sociétés industrielles avec des ouvriers indigènes encadrés par des contremaîtres maltais. Les domaines agricoles fourniraient des grains et surtout du coton ; cette culture était alors particulièrement rémunératrice et les industriels du Lancashire qui cherchaient à se dégager du monopole américain, encourageaient partout des tentatives de ce genre. Pour développer le commerce et encourager les cultures exportatrices, Wood prévoyait la construction de voies ferrées unissant Tunis à La Goulette et aux plaines de Testour et de Béja, les plus fertiles et les mieux arrosées de la Régence. En même temps s'installerait à Tunis une banque anglaise qui ferait les affaires du gouvernement et soutiendrait de son crédit les entreprises britanniques installées dans le pays. La banque pourrait enlever aux négociants français et italiens le monopole commercial et financier dont ils jouissaient en Tunisie, encourager le développement de nouvelles entreprises britanniques : c'était la pièce maîtresse du système. Mais pour créer une banque, il fallait des capitaux, et c'est pour en trouver que Wood envoyait secrètement à Londres, en novembre 1856, son interprète Santillana, avec l'accord du gouvernement tunisien qui subvenait aux frais de cette mission.

Santillana connaissait l'Angleterre il avait séjourné en 1851 comme délégué tunisien à l'exposition de Londres. 11 courut les ministères et les banques; malgré l'indifférence du Foreign Office, il réussit à intéresser le Board of Trade, obtint des recommandations pour les principaux hommes d'affaires anglais et s'aboucha avec un correspondant du Times qu'il chargea d'intéresser l'opinion anglaise à la Tunisie. Mais les circonstances étaient peu favorables : le marché était atteint par une crise financière, plusieurs maisons avaient déposé leur bilan, et le taux d'intérêt atteignait alors 7%. Les banquiers anglais, alertés par les difficultés financières de l'Egypte et de la Turquie, hésitaient à aventurer des fonds en Tunisie. Santillana avait beau insister sur la modicité des sommes que le bey sollicitait - 25.000 livres seulement pour la banque, le gouvernement tunisien devant fournir le reste, soit 50.000 livres -, les principales banques se dérobaient les unes après les autres, Rothschild, les Baring, la maison Glynn Mills et Cie qui dirigeait V Ottoman Bank et YEgyptian Bank, des capitalistes de Liverpool et de Manchester, des Juifs d'origine livournaise comme Santillana, les Montefioreio®. Finalement Santillana réussit à traiter avec un banquier dont les affaires étaient liées à celles de la compagnie de navigation Peninsular and Oriental dont il était un des

106 ROLES [John), à Burnburg (Cheshire), le 15 janvier 1810. Protestant, marié à Tunis le 5 avril 1858 à Fortunata Azria, catholique originaire de Toscane (Reg. Ste Croix).

107 F. O. 335/111/1. Santillana à Wood. Londres, 2 Janvier 1857.

La superficie de la Djédeida était alors estimée à 18.000 acres, soit plus de 7.000 hectares.

108 F. O. 3 5/111/1. Santillana à Wood. Londres 2,16, 23 janvier, 14, 20 février 1857. Livourne, 22 mai 1857.

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directeurs, Arthur Anderson. Anderson, qui s'était associé pour l'occasion à d'autres capitalistes anglais, fournirait 40.000 livres ; le bey avancerait 50.000 livres, cent parts de 1.000 livres étant réservées aux capitalistes tunisiensi°®. Le 21 mars 1858, un traité était signé avec le gouvernement tunisien qui autorisait la création d'un établissement privilégié portant le nom de Banque anglo-tunisienne. Cette banque aurait le monopole des émissions de billets ayant cours légal dans la Régence ; elle obtenait la personnalité civile et le droit de posséder et de prêter sur hypothèque. Le bey en devenait officiellement l'associé : plusieurs sièges étaient réservés à ses représentants au sein du conseil d'administration. Enfin, les statuts accordaient au consulat britannique de Tunis un droit de surveillance étendu sur les opérations de la banque. En octobre 1858, toutes les parts réservées aux capitalistes tunisiens étaient souscrites ; le gouvernement tunisien rendait publiques les dispositions de son accord avec les banquiers par une lettre circulaire adressée aux consuls.

La question des chemins de fer paraissait également sur le point d'être résolue. Santillana avait trouvé un candidat en sir Morton Petoi^o, un financier anglais qui avait lancé de nombreuses affaires en Europe et qui, à ce moment, s'occupait de la construction de voies ferrées dans la région d'Alger. Peto mettait l'accent sur une ligne Tunis-Goulette, mais il demandait en même temps pour la compagnie qu'il voulait constituer, un privilège de construction exclusif pour toutes les voies ferrées de Tunisie. En mars 1859, il envoyait des ingénieurs pour étudier le tracé de la ligne de La Goulettem. Rôles avait obtenu son contrat du khaznadar. 11 s'était installé à la Djédeida, il développait des plantations de coton. De Manchester parvenaient des graines, des machines à égrener, fournies par la Cotton Supply Association. Dans le Sahel, un Juif anglais, Youssef Levyii^^ bientôt imité par plusieurs propriétaires tunisiens, s'essayait, lui aussi, à la culture du coton.

Mais aucune de ces entreprises ne devait réussir. Léon Roches qui avait été pris de court, une fois de plus, protesta avec véhémence contre les privilèges accordés à la banque et contre l'immixtion du consulat britannique dans ses affaires ; il suscitait une pétition au sein de la colonie française. L'ambassadeur à Londres, le duc de MalakofPi^ fut chargé de demander des explications au secrétaire d'Etat, Lord Malmesbury. Le gouvernement britannique interdit à Wood d'intervenir dans les affaires de la banque.

109 Ihid. Santillana à Anderson. Londres, 13 juillet 1857. Tunis 30 octobre 1858. Santillana à Wood. Tunis, 1er novembre 1858.

110 PETO (sir Samuel-Morton), industriel anglais, en 1809 à Woking (Surrey), mort en 1889. Héritier d'une grande fortune, il entreprit la construction du palais de Westminster, puis se consacra, à partir de 1845, à l'établissement de voies ferrées en Angleterre, au Canada et en Europe occidentale. Député libéral de Norwich (1847-1855), de Finsbury puis de Bristol (1859-1868), il fut créé baronnet en 1855. Ruiné par la crise financière de mai 1866, il fit, en avril 1868, une faillite de 7 millions de livres qui l'éloigna du Parlement (Vapereau : Dictionnaire universel des contemporains, Paris, 1880, p. 1.435 et, 1893, p. 1240). Peto avait étudié à deux reprises en 1859 et 1862 un projet de construction d'une voie ferrée Tunis-Goulette.

111 Arch. Rés. Roches à Walewski. Tunis, 12 mars 1859.

F. O. 3 35/111/1. Santillana à Wood. Tunis, 13 avril 1859.

112 Youssef ou Joseph LEVY, à Sousse vers 1820, était sujet britannique parce que son père, Juda, Israélite originaire d'Espagne, était à Gibraltar. Levy avait épousé la fille d'un Juif protégé français, Esther Younès; il vécut longtemps d'usure dans le ghetto de Sousse. En 1863, il s'associait au consul Wood pour la création d'une huilerie moderne à Sousse. Pendant la révolution de 1864, il se révéla un adversaire acharné de la France et assura sa fortune par des opérations usuraires aux dépens des paysans du Sahel, écrasés d'amendes après l'échec de leur rébellion. Youssef Levy joua un rôle déterminant dans l'affaire de l'Enfida, en 1880 et 1881. Il mourut à Sousse, en 1882 (Corresp. consulaire française et anglaise 1860-1882, pass).

113 PELISSIER, duc de MALAKOFF (Aimable. Jean. Jacques), maréchal de France, sénateur, à Maromme (Seine- Inférieure), le 6 novembre 1794, mort à Alger, le 22 mai 1864. Il fut ambassadeur de France à Londres, du 23 mars 1858 au 9 mai 1859, gouverneur général de l'Algérie de 1860 à 1864.

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d'en être un des directeurs et même simplement actionnaire^i'^. Il fallut réviser les statuts; la banque changea son titre d'anglo-tunisienne contre celui de Bank of Tunis ; le siège social fut établi à Londres, avec des succursales à Tunis et à Sousse. Anderson ne tarda pas à soulever des difficultés. A la suite d'un voyage à Tunis qui sembla lui démontrer les médiocres possibilités financières de la Régence, l'homme d'affaires anglais se mit à faire traîner les négociations. Finalement il se déroba et, dès la fin de 1859, il ne songeait plus qu'à obtenir du bey le remboursement de ses frais d'études^^.

Peto se retirait également. Il refusait de construire à ses frais la voie ferrée, sans une garantie d'intérêt pour les fonds qu'il aurait déboursés. Le bey jugeait la solution trop onéreuse et Peto, de son côté, était découragé par l'insuccès dAnderson. En 1860, il n'était plus question ni de chemins de fer ni de banque anglaise à Tunis^i^.

C'était pour Wood une déception d'autant plus pénible qu'il voyait échouer au même moment le projet de rapprochement de la Tunisie avec l'Empire ottoman qu'il avait préparé avec tant de soin. Léon Roches, déjà, passait à la contre-attaque. Il avait fait venir un ingénieur de ses parents, Jean Colin, qui arrivait trop tard à Tunis pour réaliser un projet de chemin de ferii^^ mais qui réussissait à enlever l'adjudication de travaux importants : la construction aux frais du bey d'un nouvel hôtel consulaire pour la France et la remise en état de l'aqueduc romain de Carthage. Il s'agissait de rétablir les conduites, d'approvisionner en eau potable Tunis, La Goulette et le Bardo, tout en prévoyant sur le parcours un vaste système d'irrigation. «Le magnifique aqueduc romain long, de 132 kilomètres, qui conduisait à la capitale les eaux du Djebel Zaghouan, plusieurs fois coupé par les envahisseurs, restauré au XIII™*^ siècle, et complété par celui du Bardo, avait péri, faute d'entretien. Le dernier, œuvre remarquable d'Al Mustansir, avait été restauré au XVIIE™ siècle, mais n'avait plus qu'un débit quotidien de 4 mètres cubes. En 1859 Mohammed es Sadok s'était décidé à le reconstruire et à l'améliorer... Deux ans après, le nouvel aqueduc débitait 17.000 mètres cubes d'eau par jour»ii*.

En 1860, l'ingénieur Dubois ouvrait la première route empierrée de la Régence, celle de Tunis au Bardo. D'autres ingénieurs français travaillaient en même temps à l'installation d'un réseau télégraphique dans le nord de la Régence. Léon Roches avait obtenu du premier ministre, le 29 octobre 1859, le droit pour la France d'établir un fil télégraphique reliant l'Algérie à la Tunisie ; il devait éventuellement se prolonger jusqu'aux frontières de la Tripolitaine. Le ministère de l'Algérie et des Colonies construirait la ligne, paierait le personnel et encaisserait les bénéfices éventuels jusqu'à ce que le gouvernement tunisien décidât d'en reprendre l'exploitation, après avoir remboursé les frais d'établissement du réseau^®. En mai 1861, Tunis était reliée à l'Algérie. La convention télégraphique du 19 avril précédent, passée entre la France et la Tunisie, prévoyait le rachat de cette première ligne et de ses prolongements vers La Goulette et le Bardo, contre 90.997.60 francs (art.l) ; elle accordait expressément au gouvernement

114 F. 0.102/67. Malmesbury à Wood. F. 0. 20 décembre 1858.

115 Ibid, passim, Corresp. Wood^ 1859.1860.

Arch. Tun. Doss. 340, carton 114.

116 La culture du coton dut se révéler assez décevante. Elle fut abandonnée au bout de quelques campagnes après avoir alimenté une médiocre exportation par le port de La Goulette. Rôles ne tarda probablement pas à quitter la Tunisie, car son nom ne reparaît plus dans la correspondance consulaire anglaise.

117 F. O. 335/111/1. Santillana à Wood. Tunis, 13 août 1859.

118 Marcel Emerit : La pénétration industrielle... en Tunisie. R. Afr. 1952, p. 199.

119 Arch. Rés. Comm. Léon Roches à Walewski. Tunis, 26 octobre 1859.

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français le droit d'établir une ligne entre Tunis, Sousse, Sfax et l'île de Djerba (art.2)i2o. Léon Roches l'avait emporté sur Wood qui mettait en avant une compagnie anglaise pour la construction de la ligne du Sahel.

Le consul d'Angleterre réussissait cependant à obtenir du bey le droit d'établir à Sousse une huilerie moderne pour la récupération des grignons; dans l'affaire il avait plaidé pour lui-même, puisqu'il était l'un des associés de l'entreprise, avec le Juif anglais Levy et un Français du nom de Creissoni^i. D'autres compétiteurs se mettaient sur les rangs. Le consul d'Autriche, Merlatoi22^ sollicitait pour des compatriotes le droit d'exploiter des mines dans l'ouest de la Régence^^s pg consul d'Italie patronnait un projet de câble entre Marsala et le cap Boni24. En 1860, la lutte était ouverte entre les grandes puissances pour la chasse aux concessions.

120 Ibid. Convention télégraphique entre la France et la Tunisie. Annexe à dépêche commerciale du 4 mai 1861.

121 F. 0. 102/71. Wood à Russel. Tunis, 23 janvier 1864. Arch. Rés. Espina à Beauval. Sousse, 24 juillet 1864 ; Espina à Moulin, Sousse, 23 juillet 1865 (dép. publiées par P. Grandchamp. Documents relatifs à la révolution de 1864 en Tunisie, vol. 1, p. 246, et 2, pp. 210 et 371).

122 MERLATO (Giovanni-Gasparo), à Lussin-Piccolo, le 5 octobre 1798, marié à Maria Premuda, remarié à Tunis, le 4 mai 1853 avec Maria Anna Seipelt (Reg. Ste Croix), consul général dAutriche à Tunis, de 1850 à

1868.

123 Arch. Tun. Carton 239.

124 Arch. Rome. Dép. de Gambarotta. Tunis, 18 février 1864.

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CHAPITRE II

LE REGIME POLITIQUE

La faiblesse de la politique étrangère du bey traduisait la débilité profonde de la Régence, la faiblesse de son armée, la faiblesse de son régime, l'état arriéré de son économie. Le gouvernement tunisien n'était pas en état de résister isolément à la moindre pression de la Turquie, de la France ou d'une quelconque puissance européenne. Des réformes avaient été entreprises pour doter le pays de ces institutions qui paraissaient faire la force des Etats européens. Mais ces réformes, menées avec plus d'enthousiasme que de sens pratique par Ahmed Bey et ses successeurs. Mohammed et Mohammed es Sadok, n'avaient abouti qu'à la caricature des régimes qu'elles prétendaient imiter. Les institutions nouvelles n'avaient pas accru les forces du bey ; les dépenses inconsidérées qu'elles avaient occasionnées avaient seulement engagé le pays sur la voie de la banque¬ route financière, elles allaient fournir à l'Europe des motifs sérieux pour intervenir dans les affaires tunisiennes.

Pendant longtemps, les princes tunisiens avaient gouverné à la turque, avec l'aide d'une poignée de mamelouks, renégats chrétiens d'origine grecque ou circassienne élevés au palais, et d'aventuriers italiens venus chercher fortune à la cour tunisienne. Les mamelouks étaient achetés esclaves sur les marchés de Constantinople ils étaient amenés tout enfants. Ils étaient élevés dans la religion musulmane, puis affranchis ; la faveur du bey pouvait les élever aux plus hautes fonctions. La dynastie husseinite était elle-même d'origine grecque ; Mustapha, le premier ministre, était un Grec ; ses gendres étaient Circassiens ; presque tous les dignitaires de la Cour étaient Grecs ou Circassiens. C'est parmi ces mamelouks que le bey choisissait à son gré ministres et favoris. Les plus heureux devenaient parents du prince qui leur donnait en mariage ses sœurs ou ses filles. Mais si l'ascension des favoris pouvait être rapide, leur chute était plus brutale encore ; la faveur du bey était changeante ; les favoris payaient leur disgrâce de leur éloignement ou de leur vie.

«Le gouvernement de Tunis est maintenant le plus simple et le moins embarrassé qui se puisse voir»..., écrivait en 1853 un ancien vice-consul de France à Sousse, Péllissier de Reynaud. «Le prince qui porte le titre de bey pacha exerce le despotisme pur dégagé de tout frein ; aucune forme consacrée par l'usage, rendue solennelle par la tradition, ne gêne l'exercice de sa volonté souveraine. On ne voit pas auprès de lui de divan

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régulièrement organisé pour examiner les affaires de l'état, et donner au moins son avis. Lorsqu'il croit devoir consulter d'autres lumières que les siennes, ce qui arrive rarement, il réunit un conseil privé il appelle qui bon lui semble. On peut même dire qu'il n'a pas de ministres ; car il a la prétention de tout faire par lui-même, ce qui n'est pas toujours le moyen de faire bien ni beaucoup. On voit cependant à sa cour quelques personnages que l'on pourrait prendre pour des ministres, et qui en seraient en effet, si des fonctions réelles étaient attachées à leurs titres. Tels sont le Sahab taba (maître du cachetjb sorte de grand vizir ; le Khasnadar^ ou trésorier, et l'aga^ ou général commandant les troupes»"^. Le bach khâtîb^, ou premier secrétaire, était chargé de la correspondance avec les caïds. 11 y avait encore une sorte de ministre des Affaires étrangères, un ministre de la Marine en la personne du caïd de La Goulette à qui revenait l'entretien de la flotte beylicale.

Tous ces personnages étaient surtout des dignitaires de cour. Leurs attributions n'avaient rien de précis, leur autorité dépendait de la personnalité du bey qui, au gré des circonstances, leur confiait les missions les plus diverses. Tantôt ambassadeurs à l'étranger, tantôt chargés d'assister le prince de leurs conseils ou de mener une inspection dans l'intérieur, ces ministres se distinguaient mal des autres familiers du palais. Le bey se réservait toujours les décisions les plus importantes et c'était au prince héritier, le bey du camp, que revenait habituellement la mission de commander le camp, la petite expédition chargée de la perception des impôts dans les provinces éloignées. Seul, le garde du sceau beylical, le sahib et-tabâa, disposait d'une autorité plus étendue. 11 était le ministre, le conseiller par excellence, celui auquel le prince déléguait une partie de son pouvoir en lui confiant le sceau, marque de son autorité. Les consuls traitaient d'ordinaire avec lui ; aussi, lui décernaient - ils assez volontiers un titre de grand vizir ou de premier ministre qu'il n'avait jamais officiellement porté. Qr, depuis la chute de Chakir Sahib et - Tabâa et l'avènement d'Ahmed Bey, en 1837, les fonctions de chancelier tendaient à devenir purement honorifiques. C'était le trésorier, Mustapha Khaznadar, qui s'était poussé au premier plan sans que la forme du gouvernement en fût modifiée.

Mais, vers 1860, la situation pouvait apparaître toute dîfférente. Depuîs quelques années, Tunis était le centre d'une activité réformatrice Intense : ministres et hauts dignitaires, réunis en commission, étudiaient, compilaient les projets qui devaient radicalement transformer le pays. La mise au point d'une constitution tunisienne, en juin 1860, semblait mettre le terme à un régime séculaire d'arbitraire et de despotisme oriental.

Dès 1856, les consuls d'Angleterre et de France avalent conseillé au bey Mohammed d'adopter ou d'adapter les réformes Inaugurées à Constantinople, d'accorder à ses sujets non musulmans les dispositions libérales du hatti humayoun turc de février 1856. L'évolution avait été précipitée par un Incident qui avait fait scandale dans les cours européennes, l'exécution sommaire de Samuel Sfez, en juin 1857.

1 Sahib et-tabâa.

2 jb Les Européens écrivaient généralement Khaznadar.

3 Agha ou, plutôt, bach agha (Ltl jIiL].

4 Pellissier de Reynaud : Description de la Régence de Tunis 1853, pp. 11 et 12.

5 (^LS ji»L) il ne semble pas que ce personnage ait joué, à cette époque, à la cour de Tunis, le rôle que lui prête Pellissier de Reynaud dans son ouvrage précité : «Dans une administration ainsi réglée, si quelqu'un exerce une influence constante sur la marche des affaires ce ne peut être que celui qui est chargé de la rédaction des dépêches ; aussi, après le bey, je ne vois pas d'autre personnage politique à la cour de Tunis que le Bach Kateb ou premier secrétaire», (p. 12).

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Sfez était un charretier juif qui, étant ivre, avait renversé dans une rue de Tunis un enfant musulman. Assailli par la foule, il avait répondu par des injures et des blasphèmes, maudit publiquement le nom du bey et la religion de ITslam. Traduit aussitôt devant le tribunal du Charâa, (&)-")< il avait été condamné à mort, et malgré les efforts des consuls de France et d'Angleterre qui demandaient du moins un sursis, le bey avait fait exécuter la sentence. Sfez avait été décapité dans les vingt-quatre heures*’.

L'affaire était grave. Wood assurait qu'il fallait remonter soixante ans en arrière pour lui trouver un précédent^. Dans Tunis, l'émotion était à son comble. L'exécution avait provoqué une explosion de fanatisme populaire. Des bandes armées de bâtons s'étaient précipitées dans le ghetto, maltraitant les Juifs, pillant leurs boutiques. Terrorisés, les Juifs se barricadaient chez eux, tandis que les Européens s'armaient pour résister à une invasion du quartier franc. Les résidents étrangers rédigèrent des adresses à leurs gouvernements réclamant des mesures pour prévenir le retour de faits semblables. Dans l'affaire, pourtant, la légalité avait été strictement respectée, les consuls devaient le reconnaître. Samuel Sfez Juif indigène, était sujet tunisien. C'est à ce titre qu'il avait été traduit devant le Charâa, tribunal religieux qui groupait les muftis et cadis des deux rites hanéfite et malékite, sous la présidence du cheikh el Islam, Mohammed Beyram, beau-frère du bey Mohammed®. Le Charâa était chargé de connaitre de toutes les affaires concernant la religion, le statut personnel, les biens habous. La justice du bey et de ses agents ne concernait que les affaires strictement temporelles ; encore pouvait- on saisir le Charâa de toutes les affaires un serment avait été prononcé. 11 pouvait y avoir conflit dans bien des cas ; mais l'affaire Sfez ne pouvait relever que du Charâa, et la loi religieuse issue du Coran et des commentaires orthodoxes ne connaissait pour les blasphémateurs d'autre châtiment que la mort. Mais si ces dispositions rigoureuses avaient toujours force légale, elles paraissaient tombées en désuétude par une longue prescription. «Je connais la loi musulmane, illustre Seigneur», avait dit Léon Roches. «Le blasphème est défendu sous peine de mort, et à chaque instant mon oreille est blessée par les blasphèmes des Musulmans. L'homme ou la femme adultère doivent être lapidés ou noyés, et l'adultère est l'état permanent du tiers de vos sujets... L'ivresse est défendue, et il est impossible de faire un pas dans la ville sans rencontrer un musulman ivre»...^.

La rapidité avec laquelle l'affaire Sfez s'était dénouée témoignait surtout que le bey avait cédé à la pression de ses conseillers les plus fanatiques, de son beau-frère, le grand mufti et cheikh el Islam. Mais elle pouvait constituer un précédent dangereux. Pour éviter le retour de telles pratiques, la seule solution était d'obtenir la modification de la législation tunisienne.

De Paris et de Londres, des instructions parvinrent à Roches et à Wood leur prescrivant de faire des remontrances au bey au sujet de l'exécution, et de s'associer pour obtenir, comme en Turquie, l'établissement de tribunaux mixtes soustraits à l'application

6 F. 0.102/53. Wood à Clarendon. Tunis, 30 juin 1857.

A. E. Tunis, vol. 17. Roches à Walewski. La Marsa, 29 juin 1857.

7 En 1844, toutefois, Paolo Xuereb, «un Maltais que la vengeance du consul anglais avait livré au tribunal religieux du bey», n'avait échappé à l'exécution capitale que sur l'intervention énergique du consul de France, de Lagau (Ch. Commerce. Arch. Mod. Série O.N. Tunisie : Van Gaver : au président de la Chambre. Tunis, 17 avril 1844).

8 BEYRAM IV (Mohammed ben Mohammed) descendant d'une grande famille dont l'ancêtre avait participé à la reconquête turque de Tunis, au XVP*"® siècle, et qui, depuis plusieurs générations alternait avec les Bel Khodja dans les fonctions de cheikh el Islam. De mufti hanéfite, Beyram IV devint cheikh el Islam à la mort de son père et homonyme, Beyram III en avril 1843. Il mourut à Tunis, le 7 novembre 1861.

9 A. E. Tunis, vol. 17. Roches à Walewski. La Marsa, 29 juin 1857.

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étroite du Corani**. ^Angleterre conseillait au bey de mettre en vigueur le hatt-i humayoun ottoman. La France, pour des raisons de politique générale, ne pouvait souhaiter l'application dans la Régence de textes émanant de l'autorité souveraine du Sultan. Walewski, reprenant les suggestions de Léon Roches, conseillait au bey de s'inspirer des réformes réalisées en Turquie pour établir, de sa propre autorité, un système de tribunaux qui offriraient les mêmes garanties. En même temps, les deux consuls, faisant droit aux réclamations de leurs nationaux, insistaient auprès du bey afin d'obtenir la pleine liberté de commerce et de mettre fin à l'accaparement des produits locaux auquel tendait de plus en plus le gouvernement tunisien^. Pour appuyer ces recommandations, l'escadre française de Méditerranée sous le commandement du vice-amiral Tréhouart arrivait le 31 août en rade de La Goulette, pour une visite «de courtoisie».

Le bey s'empressa aussitôt de satisfaire aux recommandations des grandes puissances. Il promit d'éviter à l'avenir le retour d'événements semblables et s'engagea à procéder à d'importantes réformes. Par un rescrit du 12 août 1857, il annonçait la formation de deux divans ou tribunaux et d'une commission chargée d'élaborer un codei2 Léon Roches proposait au prince un projet d'ordonnance ; il faisait demander pour le premier ministre le texte du hatt-i chérifde Gul-Hané, du hatt-i humayoun et de tous les codes récemment publiés à Constantinople. Dans une note remise au bey le 7 septembre 1857, il prenait acte des déclarations du bey d'établir des tribunaux criminels et commerciaux, d'accorder à tous ses sujets Légalité civique et religieuse, la liberté de commerce, et d'étendre aux étrangers le droit d'accéder à la propriété et d'exercer toute espèce d'industrie dans la Régence, en se soumettant à la loi locale^^.

Le 9 septembre 1857, devant une assemblée de tous les dignitaires du pays. Mohammed Bey proclamait solennellement son intention d'accorder une constitution à son peuple. Il énonçait les grands principes d'un Pacte fondamental qui devait lier le souverain à ses sujets et servir de base à la constitution. Le Pacte fondamental, véritable déclaration des droits, proclamait la sécurité complète de la vie et de la propriété des habitants de la Régence, l'égalité devant la loi et devant l'impôt, la liberté de religion, la limitation delà durée du service militaire. Il annonçait la création de tribunaux mixtes, la minorité juive serait représentée ; il abolissait les privilèges accordés aux Musulmans, les restrictions apportées à la liberté du commerce, les monopoles, et accordait enfin aux étrangers le droit d'accéder à la propriété et d'exercer tous les métiers dans la Régence^^. Tel qu'il était, le Pacte fondamental reproduisait très exactement le hatt-i chérifde Gul- Hané proclamé en 1839 par le sultan, et que le bey Ahmed avait refusé d'appliquer dans ses Etats^s.

10 Ihid. Du même au même. Tunis, 15 juillet 1857.

Ihid. Walewski à Roches. Paris, 20 juillet 1857.

F. 0. 102/53. Clarendon à Wood.F.O. 11 juillet 1857.

11 F. 0. 102/53. Clarendon à Wood.F.O. 7 août 1857.

12 Commission de dix membres sous la présidence du premier ministre, Mustapha Khaznadar, qui comprenait Mustapha bach Agha, ministre de la Guerre, Khérédine, ministre de la Marine, Ismaïl Sahib et-Tabâa, garde des sceaux, le général Mohammed caïd de FArad, Ahmed ben Dhiaf, secrétaire du gouvernement, et les quatre muftis de Tunis. Mais ces derniers ne tardèrent pas à se faire dispenser d'assister aux séances. (Ben Dhiaf, chap. VII, année 1274,).

13 A. E. Tunis, vol. 17. Note remise le 7 septembre à S.A. par Léon Roches.

Annexe à dépêche du 8 septembre 1857.

14 Ihid. Roches à Walewski. La Marsa, 9 septembre 1857.

F. 0.102/53. Wood à Clarendon. Tunis, 10 septembre 1857.

15 Fitoussi-Bénezet : L'Etat tunisien et le protectorat français... Paris 1931 tome 1, p. 63.

Ben Dhiaf Chap. VII, année 1273.

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Les premières réformes n'allaient pas tarder : en octobre 1857, le monopole général des presses à huile était aboli, le cabotage entre les ports de la Régence autorisé, même pour les étrangers. Les Israélites obtenaient le droit d'acquérir des terres, les interdictions vestimentaires comme celle du bonnet rouge étaient levées pour eux. Les codes turcs étaient à l'étude ; pour élaborer la constitution tunisienne, le bey désigna en novembre une commission dirigée par le premier ministre. Sur les suggestions du consul d'Angleterre, un conseil municipal était créé à Tunis en août 1858. Le décret du 20 moharrem 1275 = 30 août 1858 instituait un conseil de quinze membres désigné par le bey, renouvelable par tiers tous les ans, que dirigeait un président assisté d'un vice-président. Un règlement municipal prévoyait l'entretien des bâtiments publics, l'organisation d'un service de voirie, la mise en ordre de la circulation^®.

Cette réforme municipale devait être le prélude d'autres réformes plus importantes, mais la belle activité qui avait régné pendant près d'un an au Bardo finit par s'assoupir. En dépit des assurances de Léon Roches qui témoignait toujours de la volonté réformatrice du bey et de ses ministres, la rédaction des codes n'avançait plus. En mars 1859, Wood envoyait au bey un mémorandum pour lui rappeler la nécessité de réformes judiciaires et lui suggérer la création d'un conseil d'Etat ou d'un sénat pour l'assister dans son gouvernement. De Paris, le ministre des Affaires étrangères, Walewski, se plaignait des retards apportés à l'exécution des engagements du Pacte fondamental^^. En septembre 1859, Mohammed bey s'alitait pour ne plus se relever. Son frère et successeur, Mohamed es Sadok prêtait serment à la constitution et promettait solennellement de poursuivre l'œuvre entreprise par son frère. Wood l'y poussait, revenait sur la nécessité de rédiger des codes et de créer une assemblée délibérante^*.

Au printemps de 1860, une nouvelle série de réformes aboutissait enfin. Le 12 mars, le bey promulguait une loi sur le recrutement; trois décrets de février 1860 établissaient l'organisation intérieure des ministères tunisiens, un décret du 10 avril 1860 précisait leurs attributions^®. La commission des projets continuait cependant de compiler les codes et les articles de la constitution.

Le juillet 1860, Léon Roches annonçait que le grand travail de rédaction était enfin terminé. Le consul était invité par le bey à étudier les textes originaux, à présenter ses observations et à collaborer à la rédaction d'un texte français de la constitution. Le bey avait demandé à rendre visite à Napoléon III à l'occasion du voyage que l'empereur projetait de faire en Algérie, à la fin de l'été. Le 17 septembre 1860, à Alger, le bey remettait solennellement à l'Empereur un exemplaire richement relié de la constitution et des codes qu'il avait fait préparer.

Proclamée en janvier 1861, la Constitution était mise en vigueur le 23 avril suivant, le 24, le bey ouvrait solennellement le Grand Conseil et le Tribunal de Tunis.

I - La Constitution de 1861

La Constitution établissait un partage du pouvoir entre le bey et ses ministres, et un Grand Conseipo disposant des plus larges prérogatives^!.

16 F. 0.102/55. Wood à Malmesbury. Tunis, 17 Juillet et 3 septembre 1858.

17 A. E.Tunis, vol 18, Walewski à Roches. Paris, 6 avril 1859.

18 F. 0 . 1 0 2/6 0 Wood à Russell. Tunis, 17 février 1860.

19 La hiérarchie des fonctionnaires établie par Ahmed Bey qui rangeait les serviteurs de l'Etat en six classes assimilées aux grades militaires de commandant à général de division, était confirmée par la Constitution. Chap. X, art. 77

20 Léon Roches le désignait également sous le nom de Conseil Suprême.

21 Le texte de la Constitution était transmis in extenso (13 chapitres et 114 articles) par Léon Roches, avec ses observations personnelles dans sa dépêche du 21 octobre 1860 (A. E. Tunis, vol 20, Roches à

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Le bey, souverain héréditaire, accédait au trône «selon la coutume établie dans la famille husseinite» (art. 1). 11 conservait son droit de tutelle sur tous les membres de famille, son pouvoir de les juger éventuellement devant une commission spéciale (art. 4 à 8). Le bey devait lors de son avènement prêter serment de fidélité à la Constitution, il ne pouvait agir sans le concours de ses ministres ; il était responsable de ses actes anticonstitutionnels devant le Grand Conseil qui pouvait le déposer (art. 9 et 20). Le souverain ne pouvait plus disposer à son gré des revenus de l'Etat : une liste civile de douze cent mille piastres lui était attribuée pour l'entretien de sa cour; des pensions étaient prévues pour les princes de sa famille (art. 29 et 30).

Le bey avait le libre choix de ses ministres. «Ceux-ci agissent avec [son] autorisation, et répondent pour lui. Ils sont responsables devant le Grand Conseil (art. 20) qui peut les juger (art. 70). «Chaque ministre contresigne de sa main en ce qui concerne son département les ordres donnés par le bey» (art. 38). La Constitution ne précisait ni le nombre ni les attributions des départements ministériels, mais les règlements de février et avril 1850 avaient prévu leur organisation. Le premier ministre exerçait conjointement les fonctions de ministre de l'Intérieur, des Affaires étrangères, des Finances et de la Comptabilité. Quatre directeurs, responsables devant lui seul, étaient placés par lui à la tête de chacun de ces départements. Deux ministres seulement conservaient quelque autonomie, ceux de la Guerre et de la Marine auquel était rattaché le caïdat de La Goulette.

Le Grand Conseil était formé de soixante conseillers d'Etat au plus, nommés pour cinq ans et renouvelés par cinquième tous les ans. Un tiers d'entre eux étaient choisis parmi les ministres, les hauts fonctionnaires et les officiers supérieurs, les autres parmi les notables. Pour la première fois, ils devaient être désignés par le bey et ses ministres mais, dès son entrée en fonctions, le Grand Conseil devait établir, de concert avec le souverain, une liste complémentaire de quarante notables. A l'expiration de leur mandat, les conseillers fonctionnaires seraient remplacés par les soins du bey et de ses ministres, les notables par d'autres notables tirés au sort dans la liste des quarante.

Le bey désignait le président et le vice-président de l'assemblée. Un conseil de douze membres dont le président était également choisi par le souverain, était chargé d'expédier les affaires courantes et de préparer le travail du Grand Conseil. Les décisions de l'Assemblée étaient prises à la majorité simple, le quorum exigé étant de quarante membres. Le conseil devait se réunir au palais de Dar el Bey à Tunis et siéger toutes les semaines, le jeudi après-midi.

Les conseillers d'Etat exerçaient gratuitement leur mandat. Ils étaient inamovibles pendant cinq ans, sauf dans le cas «d'un acte répréhensible constaté en conseil». Ils étaient rééligibles (art. 44 à 59 -67 à 69).

La Constitution partageait également le pouvoir législatif entre le bey et l'assemblée. «Le concours du Grand Conseil», précisait l'article 63, «est indispensable pour toutes les dispositions énoncées ci-dessous : faire de nouvelles lois ; changer une loi ;... augmenter ou diminuer les traitements ou les dépenses quels qu'ils soient, augmenter l'armée, son matériel ou celui de la marine ; l'introduction d'une nouvelle industrie et de toute chose nouvelle ; faire quoi que ce soit qui n'ait pas encore existé, révoquer un fonctionnaire

Thouvenel ; Mém. et Doc., vol. 8, note 36. Egalement F. 0.102/60. Wood à Russel, Tunis 15 novembre 1860). Cette constitution a été analysée dans la première partie de la thèse de doctorat en droit de Fitoussi Bénazet l'Etat tunisien et le protectorat français, op. cit. pp. 52-117.

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coupable... interpréter la loi». Les lois ordinaires présentées par le bey au Grand Conseil, ou par le Grand Conseil au bey ne devenaient exécutoires qu'après un vote favorable de l'assemblée, et la sanction beylicale. En matière budgétaire, rinitiative appartenait au souverain : chaque année, le directeur des Finances devait présenter au premier ministre le budget de l'Etat, qui était soumis à l'approbation du Grand Conseil (art. 64, 74 à 77).

Le pouvoir exécutif revenait sans partage au souverain et à ses ministres. «Le bey commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités» (art 13) ; il confère et retire les grandes charges de l'Etat, dispose du droit de grâce, «il nomme à tous les emplois et fait les règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois» (art. 16). Toutefois, selon l'article 63, la révocation d'un fonctionnaire coupable devait être soumise à l'approbation de l'assemblée.

Mais le Grand Conseil, gardien de la Constitution, avait aussi les attributions d'un Sénat conservateur. «Le Grand Conseil est le gardien des traités et des lois, et le protecteur des droits de tous les habitants, il s'oppose à toute atteinte et infraction à la Constitution et empêche tout ce qui est contraire au principe de l'égalité de tous devant la loi» (art. 60). Ce pouvoir constituant faisait du Grand Conseil une assemblée souveraine qui tranchait en dernier ressort de ses conflits avec l'exécutif. Nul conseiller ne pouvait être jugé que par ses pairs. Mais les ministres et le bey lui-même pouvaient être traduits devant l'assemblée. On ne pouvait définir d'une façon plus nette la dépendance du pouvoir exécutif vis-à-vis du Grand Conseil.

La justice était rendue au nom du bey, mais le pouvoir judiciaire échappait complètement à son action. Délits et contraventions mineures restaient du domaine des autorités traditionnelles, le caïd dans les provinces, le chef des Zaptiés à Tunis, qui présidaient des tribunaux de police pour en juger (art. 22). Dix tribunaux de première instance jugeant au criminel aussi bien qu'au civil étaient chargés de connaître «de toutes les affaires, excepté les affaires commerciales et celles de l'armée». (Art. 23). Le tribunal religieux du Charâa subsistait cependant, mais il se voyait dépouillé de toutes les attributions qui relevaient de la justice du bey et non de la justice divine. Le tribunal de Tunis était composé d'un président, d'un vice-président et de treize assesseurs dont un Israélite. Ceux de province se réduisaient à sept membres, président, vice-président et cinq assesseurs. Tous ces juges étaient inamovibles (art. 28). La compétence des tribunaux de première instance était régionale, celle du tribunal de Tunis s'étendait cependant à toute la Régence ; tout demandeur pouvait l'en saisir quel que fût le domicile du défendeur et l'endroit le litige avait été soulevé.

Les affaires commerciales étaient jugées par un tribunal de Commerce ; les délits militaires relevaient du Conseil de guerre.

Tous ces tribunaux devaient juger d'après les prescriptions de codes spécialement rédigés. Leurs décisions étaient susceptibles d'appel devant une cour d'appel unique siégeant à Tunis et dont les juges étaient également inamovibles. Le Grand Conseil faisait office de Cour de cassation (art. 60).

Dans ce pays qui n'avait connu jusqu'alors que des siècles de despotisme oriental, la Constitution établissait un régime inspiré de l'occident qui plaçait au-dessus du bey lui-même une assemblée investie d'une autorité souveraine. A la fois Sénat et Assemblée législative, le Grand Conseil réunissait encore les attributions d'un Conseil d'Etat, d'une Cour des Comptes, d'une Cour de Cassation et d'une Haute Cour de Justice. S'il collaborait avec le prince et ses ministres pour la confection des lois, s'il leur laissait le pouvoir

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exécutif, il les réduisait cependant au rôle subalterne d'organes d'exécution puisqu'il se réservait en définitive le pouvoir de les juger, en cas de conflit, pour des manquements à une constitution qu'il était seul en droit d'interpréter.

La Constitution consacrait encore l'effacement du bey devant l'autorité d'un premier ministre gouvernant à sa place avec les collaborateurs qu'il s'était choisis, et qui réunissait en sa personne les attributions d'un cabinet ministériel presque entier. Ecarté du pouvoir, le bey était réduit aux fonctions presque honorifiques de chef de l'Etat. 11 n'était plus qu'un souverain constitutionnel régnant mais ne gouvernant pas, selon la formule parlementaire, un prince à qui la Constitution refusait jusqu'à ce rôle d'arbitre que les textes ou les usages réservaient aux souverains constitutionnels d'Europe. Car la Constitution de 1861 n'établissait nullement un régime parlementaire : elle transférait les pouvoirs du bey à un sénat oligarchique recruté par cooptation, l'élément administratif devait être toujours minoritaire.

En définitive tout dépendait de la façon dont seraient recrutés les grands conseillers. En faisant participer la bourgeoisie tunisienne aux affaires de l'Etat, c'est toute une vie politique qui pouvait se créer dans la Régence, qui pouvait préparer le pays à des transformations plus profondes. Le Grand Conseil pouvait faire place quelque jour à une assemblée élue, un système censitaire pourrait remplacer l'étroit principe de cooptation. Dotée d'institutions modernes, la Tunisie semblait pouvoir évoluer vers un système de gouvernement tempéré à l'occidentale, les responsabilités du pouvoir reviendraient à une classe bourgeoise plus ou moins élargie. A Londres, à Paris, on applaudissait aux réformes tunisiennes. Les consuls de France et d'Angleterre, auxquels s'étaientjoints leurs collègues d'Autriche et de Sardaigne, furent chargés de présenter officiellement au bey les félicitations de leurs gouvernements. Léon Roches était de tous le plus optimiste ; il ne cessait de présenter sous les plus brillantes couleurs les transformations qui s'opéraient à la Cour de Tunis. Grâce à lui les décorations pleuvaient sur les hauts fonctionnaires du Bardo : les croix de chevalier, d'officier, de commandeur, venaient récompenser les réformateurs les plus zélés. Mohammed es Sadok, traité magnifiquement par Napoléon 111 à Alger, reçut les félicitations officielles de l'Empereur, ainsi que la grand-croix de la Légion d'honneur.

Mais, en dépit des grands principes qu'ils avaient affichés, les conseillers du bey avaient d'autres soucis que de promouvoir à Tunis l'établissement d'un régime constitutionnel libéral. En poussant le bey à instituer le Grand Conseil, le premier ministre ne songeait nullement à doter la Régence d'une assemblée délibérante chargée d'examiner les actes du gouvernement, il souhaitait seulement instituer une chambre d'enregistrement docile à ses volontés, paravent commode derrière lequel il pourrait se retrancher pour résister au prince au besoin ou aux consuls européens. Tout en conservant l'essentiel de ses pouvoirs, il voulait se garantir également contre une révocation toujours possible après l'avènement d'un nouveau prince : c'est à lui et à ses amis qu'il pensait surtout lorsqu'il avait fait établir la charte des privilèges et des garanties attachées au mandat de conseiller d'Etat.

La désignation des conseillers d'Etat était, à elle seule, tout un programme. Notables ou fonctionnaires, les membres du Grand Conseil avaient été choisis dans la clientèle du premier ministre, fonctionnaires dont la carrière dépendait de son bon plaisir, notables recrutés parmi ses créatures, l'entourage de ses amis, des gens dociles et peu instruits des affaires de l'Etat, tout un aréopage de conseillers séniles^^. Ministres, directeurs.

22 Selon M. Karroui.

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caïds des principales tribus étaient entrés ensemble au Grand Conseil, Sidi Mustapha le premier, flanqué de son gendre Khérédine^^, ministre de la Marine qu'il avait désigné pour les fonctions de Président^^, Mustapha Bach Agha^s, ministre de la Guerre, Ismaïl es Sunni^fi, le garde des sceaux, le général Mohammed^^, caïd du Sahel, le général Fahrat^s, agha du Kef, le général Roustam^^, commandant de la garde du bey et gendre

23 KHÉRÉDINE ou KHEREDDINE Pacha (selon l’orthographe adoptée par les contemporains et par l'intéressé lui- même) était un mamelouk d'origine circassienne, entre 1825 et 1830. Enlevé très jeune, il avait été vendu à Constantinople et arriva à Tunis vers 1840. Il fut élevé à la cour et devint l'aide de camp et le mignon du bey Ahmed (Baronne de Billings : Le baron Robert de Billings... Paris, 1895, pp. 228-232) et fut chargé de diverses missions en Europe et en Turquie. Il devait épouser Jeannette, une fille du khaznadar, qui mourut en 1870.

De 1853 à 1856, il fut chargé de soutenir à Paris les intérêts du gouvernement tunisien dans un procès engagé contre un ancien ministre tunisien réfugié à Paris, le caïd Mahmoud Benaïad. En janvier 1857, il devint ministre de la Marine, puis président du Grand Conseil en mai 1861, mais il se démit de ces deux fonctions, en décembre 1862, et se tint plusieurs années à l’écart des affaires.

Nommé président de la Commission financière en 1869, il devint ministre dirigeant en janvier 1870, et, en 1871, au cours d'une mission à Constantinople, obtint du sultan Abdulaziz, un firman qui régularisait les relations entre la Régence et la Porte. Khérédine succéda à son beau-père Mustapha Khaznadar dont il avait provoqué la chute, et devint premier ministre le 22 octobre 1873. Son administration fut bienfaisante, mais Khérédine succomba devant l'hostilité de l'entourage du bey Mohammed es Sadok. Il dut se retirer en juillet 1877.

Appelé à Constantinople par le sultan Abdulhamid, en août 1878, Khérédine devint grand vizir au début de décembre, mais donna sa démission dès juillet 1879. Il mourut à Constantinople en 1889. (RT. 1934. A mes enfants. Mémoires de ma vie privée et politique par Kheredine Pacha. Documents publiés par MM. Mzali et Pignon. Correspondance consulaire anglaise, française et italienne ; Ben Dhiaf passim).

24 Le premier président désigné en août 1860 fut l’ancien ministre d' Ahmed Bey, Mustapha Sahib et-Tabâa, qui mourut en juillet 1861, quinze jours après l’ouverture des séances. Le vice-président Khérédine lui succéda alors.

25 MUSTAPHA BACH AGHA, beau-frère d'Ahmed Bey, était ministre de la Guerre depuis le début du règne de ce prince. Il exerça en outre diverses fonctions notamment celle d’agha du Djérid, au moins entre 1859 et 1862. Il fut chargé d'une mission de courtoisie, de mars à mai 1862, à Constantinople ; il donna sa démission de ministre en décembre 1862, et mourut en 1866 ou 1867. (Arch. Tun. Doss. 49, carton 3... note sur Mustapha Agha - Ben Dhiaf et Corresp. consulaire française, passim).

26 ISMAIL ES SUNNI, mamelouk qui devint le beau-frère du bey Mohammed et fut garde des sceaux et caïd de Djerba pendant le règne de ce prince. Nommé président du Tribunal de Cassation en août 1860, il commanda une expédition militaire pendant la révolte de 1864, mais ne tarda pas à tomber en disgrâce (août 1865) et fut étranglé par ordre du bey Mohammed es Sadok, le 5 octobre 1867. Il avait alors 65 à 70 ans. (Arch. Tun. Doss. 50, carton 3 - Ben Dhiaf et Corresp. consulaire française, passim).

27 MOHAMMED KHAZNADAR, mamelouk d'origine grecque, vers 1810 dans l'île de Cos. Esclave du bey Hussein, trésorier de Chakir Sahib et-Tabâa, caïd de Sousse et Monastir depuis 1838, il devait se maintenir pendant cinquante ans à un poste ou à un autre au service de cinq beys.

En novembre 1861, il était nommé ministre de l'Intérieur, puis ministre de la Guerre en décembre 1862, ministre de la Marine en septembre 1865, ministre de l'Intérieur à nouveau en octobre 1873, premier ministre et président de la Commission financière du 22 juillet 1877 au 24 août 1878 ; il conservait néanmoins le titre de ministre et les fonctions de conseiller d'Etat et redevint premier ministre le 12 septembre 1881. Il se retira en 1883 et mourut à La Marsa, le 22 juin 1889. (A. E. Tunis, vol. 44. Note de Le Brant. La Marsa, 23 juillet 1877 et passim, Corresp. consulaire française)

28 Le général MOHAMMED FARHAT était un mamelouk qui avait été élevé par Ahmed Bey au rang de général et aux fonctions de commandant de sa garde personnelle. En septembre 1837, il avait participé à l'arrestation du ministre Chakir. Caïd et agha du Kef, il fut président du Tribunal criminel de Tunis d'août 1860 à mai 1861. Il nommé directeur des Affaires étrangères en mai 1861, fonctions qu’il abandonna en février 1862. Il fut tué près du Kef le 16 avril 1864, par une bande de rebelles au début de l'insurrection générale de 1864. (Ben Dhiaf et Corresp. consulaire française et anglaise, passim).

29 Le général ROUSTAM était un mamelouk d’origine circassienne qui fut élève de l'école militaire du Bardo et fut nommé commandant de la garde beylicale. Il devint directeur du ministère de l'Intérieur en 1860, puis des Affaires étrangères, en février 1862, et fut chargé de réprimer la révolte dans l’ouest de la Régence en 1864 et 1865. Ministre de l'Intérieur en septembre 1865, il fut frappé par une mesure d'exil en 1867, et ne revint dans la Régence qu'en août 1870 pour exercer les fonctions de ministre de la Guerre dont il se démit en août 1878. Gendre de Mustapha Khaznadar, il devait épouser en 1883 Mahbouba, l'aînée des filles de Khérédine et petite-fille du khaznadar. Il mourut en novembre 1886.

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du khaznadar, le général Heussein^o, directeur des Affaires étrangères, autre gendre du khaznadar, le général Zarrouk^i, conseiller du bey du camp, représentaient également la partie gouvernementale du Grand Conseil. Les notables avaient été recrutés surtout parmi les cheikhs des zaouïas et des confréries religieuses, les chefs de quartiers ou de corporations, les familiers des ministres. Pour compléter leur nombre, on avait fait appel à quelques mamelouks qui n'étaient pas investis de fonctions publiques^^

La liste des conseillers avait été judicieusement établie ; les séances du Grand Conseil demeurèrent toujours étonnamment calmes. Quelques mamelouks seuls prenaient la parole. La majorité de l'assemblée ne disait mot et constituait une masse de muets mais fidèles approbateurs. Sans doute était-il au sein du Conseil quelques adversaires de la politique suivie par le khaznadar que celui-ci n'avait pas cru pouvoir écarter, en raison de leur situation à la cour. Mustapha Bach Agha, le ministre de la Guerre s'était montré hostile aux réformes, il faisait figure de chef d'un petit groupe conservateur qui, à la cour s'appuyait sur les muftis et surtout sur le beau-frère du bey, le cheikh el islam. Mohammed Beyram. Mais le premier ministre pouvait compter sur la grande majorité du conseil, ses parents, ses amis, les clients qu'il s'était faits en vingt ans de vizirat ; et lors même que la division se fut mise au sein de son clan d'amis et de parents, les adversaires du ministre restèrent isolés au Grand Conseil et ne devaient avoir d'autre ressource que de démissionner ou de cesser d'y siégeras.

Le personnel ministériel n'avait guère été affecté par les réformes. Le premier ministre avait conservé ses fonctions, ainsi que son gendre Khérédine, ministre de la

30 Le général HEUSSEIN (selon l'orthographe adoptée par l'intéressé) était, comme Khérédine, un mamelouk d'origine circassienne et le gendre du khaznadar. Elève de l'école militaire tunisienne, il accompagna ensuite Khérédine en mission à Paris de 1853 à 1856. En août 1858, il fut nommé président de la municipalité de Tunis, directeur des Affaires étrangères en mai 1860 ; il échangea ces dernières fonctions, en mai 1861, contre celles du président du Tribunal civil et criminel de Tunis.

Il abandonna la présidence du tribunal en juillet-août 1863, celle de la municipalité, en septembre 1865, et partit pour l'Europe en juin 1867. Frappé d'une mesure d'exil, il ne revint à Tunis qu'en mai 1870. Il fut alors nommé conseiller au ministère d'Etat, ministre de l'Instruction publique et des Travaux publics en novembre 1874, fonctions qu'il devait conserver jusqu'à l'établissement du protectorat. Il fut chargé de plusieurs missions en Italie, notamment en 1871, et de 1873 a 1881 pour la liquidation des biens du caïd Nessim. Il mourut le 27 juillet 1887. (Arch. Tun. Corresp. consulaire française. Ben Dhiaf, passim).

31 Le général AHMED Zarrouk, esclave affranchi de Larbi Zarrouk Khaznadar, beau-frère des beys Mohammed et Mohammed es Sadok dont il avait épousé la sœur Zeneiha, était conseiller du bey du camp Hamouda. Il fut chargé par Mohammed es Sadok en 1864 de commander un camp chargé de réprimer l'insurrection dans le Sahel et l'Arad. Après sa victoire, il devait se signaler par la sévérité de sa répression. Nommé caïd de Sousse et Monastir en février 1865, il devint ministre de la Guerre en septembre suivant.

En décembre 1869, il fut destitué de ces premières fonctions et nommé caïd de l'Arad ; en août 1870, il dut abandonner le ministère de la Guerre. Il revint au gouvernement comme ministre de la Marine d'août 1877 à mai 1881 et mourut peu après. (Corresp. consulaire française et anglaise, passim).

32 Aucun Juif ne siégeait au Grand Conseil. Ben Dhiaf s'en étonnait : «Les Juifs ne font-ils pas partie du Royaume ? Ne s'en trouve-t-il point parmi eux certains dont la valeur humaine soit parfaite (L. Bercher : En marge du pacte fondamental. Lettre de Ben Dhiaf, 1^^^ juillet 1860. R.T. 1939, p. 70). En fait, le bach khâtîb pensait surtout à son ami Nessim Samama, caïd des Israélites et directeur des Finances prévaricateur, dont il vantait sans réserve les mérites dans ses chroniques. Le général Heussein lui répondait non sans pertinence : «Je demanderai seulement à Votre Excellence quel est l'Etat étranger qui pourrait nous faire grief de ne point admettre un Juif à ce Conseil... ? Est-ce l'Espagne dont nous ne savons encore si elle a admis ou non l'entrée des Juifs sur son territoire ? Est-ce L'Italie où, à notre connaissance, il ne se trouve jusqu'ici aucun Juif pourvu d'une charge publique ? Est-ce l'Autriche ? Sont-ce les Etats d'Allemagne où, hier encore, les Juifs se distinguaient par le port de bonnets jaunes ? Est-ce l'Angleterre les membres de la Chambre des Communes sont, depuis plus de cinquante ans, divisés sur le point de savoir s'ils admettent un Juif au sein de la Chambre Haute ? Ou bien la France exigerait-elle de nous que le dernier stade d'évolution auquel elle est arrivée soit le stade initial de notre évolution {Ibid. pp. 83-84).

33 II en fut ainsi en 1862-1863 lorsque les généraux Khérédine et Heussein rompirent avec leur beau-père.

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Marine depuis 1857, et Mustapha Bach Agha, ministre de la Guerre depuis 1837. Le garde des sceaux, Ismaïl es Sunni, gardait ses fonctions honorifiques et son rang de ministre. Le général Heussein avait été élevé au poste de directeur des Affaires étrangères ; un Grec bien en cour qui exerçait les fonctions d'interprète auprès du bey, Elias Mussalli^^, était devenu sous-directeur du même ministère. Le comte Raffo qui, depuis le règne d'Ahmed Bey, conservait au moins nominalement le titre de ministre des Affaires étrangères était définitivement écarté. Mais, comme les anciens ministres du bey, il gardait le titre de ministre honoraire et faisait partie du Grand Conseil. Son fils, Félix Raffo^s, devenait sous-directeur du ministère. Le directeur des Finances était Mohammed el Aziz hou Attour^fi, créature du premier ministre, le chef de la comptabilité, le cheikh Mohammed hou Khriss. Le général Mohammed, caïd de Sousse et Monastir, que, pour distinguer de ses homonymes, on désignait sous le nom de Mohammed Khaznadar, parce qu'il avait été trésorier du bey Hussein, était directeur du ministère de l'Intérieur^^. Le cheikh Ahmed ben DhiaH® se maintenait au poste de premier secrétaire du bey.

Des ministères au Grand Conseil, c'était toujours la même équipe de mamelouks qui accaparait toutes les fonctions, cumulait sans pudeur les charges les plus diverses. Le gendre du premier ministre, le général Heussein, était à la fois directeur du ministère des Affaires étrangères, conseiller d'Etat et président de la municipalité. S'il démissionnait de ces premières fonctions, en mai 1861, c'était pour assumer à la place la présidence du Tribunal criminel, abandonnée par le général Fahrat. Fahrat qui le remplaçait aux Affaires étrangères, était en même temps caïd au Kef et conseiller d'Etat, le général Roustam, conseiller d'Etat, directeur de l'Intérieur, commandant de la Garde et caïd de deux tribus, le général Khérédine, président du Grand Conseil, ministre de la Marine et caïd de La Goulette.

34 MUSSALLI (Elias, fils de Michel, colonel puis général). Grec melchite catholique romain, au Caire d'une famille originaire de Syrie, le 15 février 1829, marié à Tunis le 24 avril 1852 à Luigia Traverso, alors âgée de seize ans et demi, qui lui donna trois enfants, mort à Tunis le 29 mai 1892. (Reg. Ste Croix). Entré en 1847 au service du bey comme second, puis premier interprète, en 1854 ; sous-directeur au ministère des Affaires étrangères, en 1860, il devait conserver ces fonctions jusqu'en 1872. Révoqué pour indélicatesse, il ne retrouva son poste de sous-directeur qu'en 1879, grâce à la protection du consul Roustan. (A.E Tunis, vol. 63. Note annexe à lettre part, de Roustan à Courcel. Tunis, 30 octobre 1881).

35 Raffo (Gian-Battista-Fe//ce comte) fils de Giuseppe, ministre des Affaires étrangères d'Ahmed Bey, à Tunis en 1821, mort à Florence en décembre 1878. Il avait épousé à Londres en août 1846 Elizabeth Mary Mylius, catholique anglaise. Conseiller au ministère des Affaires étrangères tunisiennes, il jouissait de la grande fortune amassée par son père, mais joua un rôle politique relativement effacé. (Reg. Ste Croix. - Corresp. consulaire française. Italienne et anglaise, passim).

36 Le général Mohammed El Aziz Bou Attour, secrétaire de Mohammed es Sadok lorsqu'il n'était que bey du camp, devint directeur des Finances en 1860. Il fut nommé ministre des Finances en juin 1866, puis ministre de l'Intérieur en août 1878, fonctions qu'il exerçait lors de l'établissement du protectorat. Il devint premier ministre en 1883 et le demeura vingt-quatre ans, jusqu'à sa mort, le 14 février 1907. (Corresp. consulaire française, passim).

37 En novembre 1861, pour soulager le premier ministre, l'Intérieur fut détaché du grand ministère et érigé en département autonome, sous l'autorité de Mohammed Khaznadar. Mais cette situation dura peu : à l'occasion d'un remaniement ministériel, en décembre 1862, l'Intérieur fut de nouveau rattaché au grand ministère. Mohammed Khaznadar échangeant son portefeuille contre celui de la Guerre, devenu vacant.

38 Ahmed Ben Dhiaf {Ahmed ïbnAhîDiyâf), à Tunis en 1804 d'une famille originaire de la tribu des Ouled Aoun, mort à Tunis, le 29 septembre 1874. Après des études à la Grande Mosquée, il entra dans l'administration tunisienne comme secrétaire, en 1826, et, au début du règne d'Ahmed Bey, accéda aux fonctions de hach khâtîb, ou premier secrétaire, fonctions qu'il devait conserver jusqu'au règne de Mohammed es Sadok. Ben Dhiaf semble avoir été très lié avec le khaznadar et le caïd Nessim dont il traça un portrait très favorable dans ses chroniques. Il fut chargé de la rédaction de la Constitution, devint membre, puis vice-président du Conseil, en novembre 1862, et ne joua plus qu'un rôle effacé après l'insurrection de 1864. (Ben Dhiaf ; corresp. consulaire française et anglaise, passim.)

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Les charges de caïds, les portefeuilles ministériels, les sièges de conseillers revenaient indistinctement aux mêmes hommes, avec les fonctions judiciaires les plus élevées. La Constitution consacrait l'accaparement du pouvoir par les mamelouks aux dépens du bey. Les réformes judiciaires devaient les protéger contre les destitutions brutales, les exécutions sommaires qui, jusqu'alors menaçaient les fonctionnaires tunisiens.

«Depuis longtemps les beys de Tunis se méfiant à la fois et des Turcs, leurs anciens maîtres, et de la population arabe, ont confié les principaux emplois du pays à des esclaves d'origine circassienne, abasienne, géorgienne, grecque, chrétienne même, connus sous le nom de Mameluks. Sans famille, sans racines dans le pays, sans influence autre que la faveur du maître, les Mameluks furent longtemps des instruments dociles entre les mains des Beys. Ceux-ci avaient du reste deux moyens de contrôler la conduite de leurs favoris. Souverains absolus, ils regardaient comme leur prérogative la plus précieuse, le droit de haute et basse justice... Souvent un pauvre plaignant... dénonçait au Maître les méfaits des hauts fonctionnaires. En second lieu, de grandes propriétés, une fortune rapidement acquise par un des Mameluks mêlés aux affaires du pays, mettaient le Souverain en éveil. Dans l'un ou l'autre cas, prompte justice était faite ; le coupable était puni par la perte de tous ses biens et souvent même de la vie. Ces procédés de justice sommaire qui nous semblent si étranges, étaient, de temps immémorial, acceptés par les indigènes et mettaient un frein salutaire à la rapacité des favoris.

«Aujourd'hui, l'article !'=>' de la Constitution sauvegarde la tête, l'argent, les propriétés des Mameluks. Amour du pouvoir, cupidité, fourberie, vénalité, haine du chrétien, rien n'est changé chez-eux ; leurs tendances civilisatrices n'existent que sur le papier, mais ce papier a suffi à les mettre entièrement à l'abri.

«Les articles 1®"', 6 et 7 confèrent aux différents tribunaux l'exercice de la justice. Dès lors le Bey cesse d'être en rapport avec le pays. Enfermé dans le Bardo, gardé à vue jour et nuit par le Premier Ministre qui ne le laisse jamais un instant seul, même avec les consuls des Puissances étrangères, il est devenu presque invisible à ses sujets. Jamais la formule constitutionnelle : le Roi règne et ne gouverne pas, ne fut appliquée d'une manière plus absolue ...

«Pendant que les différents articles de la Constitution dépouillaient successivement le Bey des attributions du pouvoir, les Mameluks ne négligeaient rien pour recueillir cet héritage. Maîtres des principaux emplois civils ou militaires, l'un d'eux présidait le tribunal criminel de la ville de Tunis, un autre présidait le Conseil suprême. Ce Conseil suprême réunit à la fois les attributions du Corps législatif, du Sénat, du Conseil d'Etat, de la Cour de Cassation et de la Cour des Comptes. Les garanties que tous les gouvernés des Etats constitutionnels trouvent dans la division des pouvoirs n'existent plus ici, et l'on ne s'explique guère comment les consuls européens qui ont pris part à la rédaction de la Constitution tunisienne, ont pu se rendre complices de la création monstrueuse de ce conseil suprême, tous les pouvoirs sont confondus et qui n'est qu'une réminiscence des anciens Divans turcs. 11 est vrai que la vie des Beys n'est plus menacée chaque jour, mais à la condition seulement que leur pouvoir sera nul et nulle aussi leur intervention dans toutes les affaires. Auprès du Chef de l'Etat, réduit au rôle de Roi fainéant, veille chaque jour un comité permanent composé de dix membres du Conseil suprême. Ce Comité, dit «de service ordinaire», reçoit les plaintes pour des infractions aux lois commises soit par le Bey, soit par tout autre individu. 11 est composé des Mameluks les plus influents.

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«Voici le couronnement de tout l'édifice. La Constitution tunisienne dont quelques journalistes vantent le libéralisme, aboutit à la formation d'un Conseil des Dix, d'une espèce de Commission de surveillance analogue à celle qu'avait inventée l'Assemblée française de 1849. Pouvoir, influence, richesse, tout est concentré là, et la situation de la Régence est parfaitement résumée dans ces phrases lucides que le général Bonaparte adressait naguère aux populations de l'Egypte : «Y a-t-il ici une belle femme, elle est aux Mameluks, un beau cheval, il est aux Mameluks ; de l'argent, de beaux arbres, des terres fertiles, ils sont aux Mameluks»^^.

2 - La toute puissance de Mustapha Khaznadar

Pour emporter l'adhésion de Mohammed Bey, puis de son frère Mohammed es-Sadok, le premier ministre et ses conseillers avaient bénéficié de l'appui des consuls, de Wood surtout qui avait prôné une large politique de réformes et l'institution d'un grand conseil. Le consul anglais qui était très lié avec le premier ministre y voyait le moyen d'affaiblir la position exceptionnelle que s'était acquise son collègue de France auprès du souverain. Le gouvernement tunisien pourrait se retrancher derrière l'autorité du Grand Conseil pour résister aux empiétements de la France, appuyée par son armée d'Algérie et par l'amitié personnelle qui unissait Léon Roches au bey Mohammed. Le ministre des Affaires étrangères français ne croyait guère à la possibilité de sérieuses réformes d'ensemble en Tunisie ; il avait invité le consul de France à ne réclamer qu'une réforme judiciaire. «Par suite de considérations toutes personnelles, M. Roches, cédant aux suggestions de hauts fonctionnaires intéressés à modifier l'état de choses établi et désireux de s'affranchir des entraves que les Capitulations leur imposaient dans leurs rapports avec les étrangers, crut devoir néanmoins prêter son concours au gouvernement tunisien en faveur de l'octroi d'une Constitution»4o.

Le consul de France avait pris une part active dans les discussions et la rédaction des textes constitutionnels ; il avait vivement poussé le bey Mohammed es Sadok à rendre visite à l'Empereur à Alger et à lui présenter les codes et la constitution qu'il allait promulguer. Sans doute espérait-il flatter Napoléon III par cette démarche et obtenir de l'Empereur, avec la reconnaissance de l'indépendance tunisienne vis-à-vis de la Turquie, une promotion personnelle au rang de ministre accrédité auprès du Bardo^i. Déçu dans ses espérances, Léon Roches semble avoir été joué par son collègue britannique. Il ne devait pas tarder à regretter les transformations qu'il avait lui-même encouragées.

Mohammed Bey avait assez facilement souscrit au programme de réformes. Faible de volonté, il oscillait sans cesse entre les influences opposées de ses conseillers réformistes ou conservateurs. Après avoir accordé aux uns l'exécution de Sfez, il concédait aux autres tout un programme de réformes judiciaires et constitutionnelles. Son esprit, écrivait Léon Roche, «est semblable à une pâte molle qui prend la forme que veut lui donner celui qui la pétrit»''^. Sans instruction, sans connaissance aucune des régimes politiques européens. Mohammed Bey n'avait certainement pas saisi toute la

39 Arch. Guerre. Corresp. Campenon. Le colonel Campenon au maréchal Randon, ministre de la Guerre. Tunis, 31 mai 1862. Lettre publiée par P. Grandchamp dans Documents relatifs à la Révolution de 1864 en Tunisie. Tunis, 1935, vol. I, pp. XII, XIII.

40 A. E. Tunis, Mém. et Doc. 9. Note 53,14 janvier 1876.

41 Le bey aurait vainement demandé à Napoléon in cette promotion pour Léon Roches (F. 0.102/63. Privée de Wood à Hammond, Beyrouth, 1®“^ juin 1861).

42 A. E. Tunis, vol 18, Roches à Walewski. Tunis, 17 février 1859.

Ibid., même volume. Du même au même. Tunis, 13 novembre 1858.

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portée des réformes et compris que le régime qu'on le poussait à instituer le dépouillait complètement de son pouvoir. On avait flatté sa vanité en lui laissant espérer qu'il serait reconnu en souverain indépendant par les cours d'Europe et que l'avenir de sa dynastie ne dépendrait plus du bon vouloir du Sultan, mais de la garantie des grandes puissances. Mohammed es Sadok n'avait pas plus d'instruction que son aîné. 11 avait été jusqu'à son avènement maintenu à l'écart des affaires. Malgré la réputation de férocité qu'il s'était acquise dans les expéditions qu'il avait menées comme bey du camp, il allait se révéler assez faible de caractère lui aussi. Dès son avènement, il lui avait fallu prêter serment de fidélité au Pacte Fondamental, jurer de maintenir et de poursuivre les réformes inaugurées par Mohammed Bey. La situation de Mohammed Es Sadok était faible vis- à-vis du khaznadar. Le premier ministre disposait de l'armée et du Trésor, et pouvait, si le prince manifestait trop d'indépendance, lui opposer un rival parmi ses frères. D'ailleurs Mustapha Khaznadar n'avait pas tardé à prendre sur l'esprit du bey l'empire le plus absolu, en le flattant et en l'encourageant dans ses vices pour le tenir à l'écart des affaires.

La mise en vigueur de la Constitution de 1861, succès personnel du premier ministre, légalisait et assurait la toute puissance de Sidi Mustapha Khaznadar. Dominant à la fois ministères et Grand Conseil dont il avait fait les instruments de son pouvoir, le premier ministre disposait, auprès d'un bey réduit au rôle de roi fainéant, de l'autorité d'un véritable maire du palais.

Sidi Mustapha Khaznadar était alors âgé de quarante-trois ans. Grec d'origine, il s'appelait en réalité Georges Kalkias Stravelakis. 11 était en 1817 à Kardamila, dans l'île de Chio, son père Stéphanis avait péri dans les massacres de 1821. 11 avait été enlevé lui-même avec son frère Jean^s. Emmenés à Smyrne, vendus à Constantinople, puis revendus à Tunis, les deux enfants furent convertis à l'Islam sous les noms de Mustapha et d'Ahmed. Mustapha avait grandi à la cour tunisienne dans l'entourage du neveu du bey Hussein, le prince Ahmed dont il était devenu le compagnon de jeux. Dès son avènement, en 1837, Ahmed Bey éleva son favori aux fonctions de trésorier (khaznadar), lui donna en mariage sa sœur Khaltoum. 11 lui avait fallu auparavant se débarrasser de Chakir, l'énergique ministre du bey Hussein. Le 11 septembre 1837, Ahmed et Mustapha l'avaient fait saisir dans les couloirs du Bardo et fait étrangler sans autre forme de procès^^. Dès lors il put exercer sans partage le pouvoir aux côtés d'Ahmed Bey laissant le titre honorifique de garde des Sceaux au vieux Mustapha Sahib-et-Tabâa qui ne lui portait guère ombrage"^^.

Ainsi Mustapha Khaznadar était-il ministre depuis vingt-quatre ans. 11 avait réussi à éviter les dangers de deux changements de règne pour se perpétuer au pouvoir aux côtés d'Ahmed Bey, puis de ses cousins Mohammed et Mohammed es Sadok.

Comme la plupart des mamelouks, Sidi Mustapha n'avait aucune instruction. 11 savait à peine lire et écrire. S'il avait conservé le souvenir de ses origines grecques, il

43 Le Khaznadar n'avait pas perdu le souvenir de ses origines. 11 subvenait à l'éducation de ses neveux Jean. Michel et Nicolas, fils d'un frère resté dans l'île de Chio. (Arch. Tun. Doss. 79, carton 7).

44 A. E. Tunis, vol 3. Schwebel à Molé, Tunis, 14 septembre 1837.

45 «Sidi Mustapha Shab Tabâa, garde des sceaux, ancien premier Ministre du bey Ahmed», écrivait Léon Roches en 1859, «est un vieillard de soixante-quinze ans que tous les princes tunisiens nomment leur père». Mis à l'écart sous